Siège de prestige, iri ou no‘onga
Rurutu, Polynésie française

 

Sculpté dans un seul bloc de bois, ce tabouret est en Polynésie un objet de prestige associé au pouvoir politique et spirituel. Il protège les personnages de haut rang du contact du sol, et participe à manifester l’ascendance divine et le statut des chefs par rapport au reste de la communauté des hommes.

 

Siège de prestige iri ou no‘onga

  • Rurutu, îles Australes, Polynésie française
  • Fin du 18e siècle - début du 19e siècle
  • Bois, Calophyllum inophyllum ou  tamanu en langue tahitienne
  • 20 × 21 × 49 cm

 Provenance

  • Ancienne collection Georges Ortiz, Genève.

  • Sotheby’s, Londres, The George Ortiz Collection of Primitive Works of Art, 29 juin 1978, lot n° 200.

  • Ancienne collection Frieda et Milton Rosenthal, New York.

  • Sotheby’s, New York, Collection Frieda and Milton Rosenthal, 14 novembre 2008, lot n° 114.

  • Ancienne collection Marc Ladreit de Lacharrière.

  • Musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris (70.2017.67.1). Donation Marc Ladreit de Lacharrière. 

Contexte d’origine de l’œuvre

L’île de Rurutu fait partie de l’archipel des Australes, en Polynésie française, qui compte aussi notamment les îles de Ra‘ivaevae, Tubuai et Rimatara. La distance qui sépare les Australes de Tahiti varie entre 550 et 1200 km, selon les îles. Elles figurent, simultanément avec l’archipel de Hawaii et l’île de Pâques (Rapa Nui), parmi les dernières terres de Polynésie à avoir été peuplées, aux alentours de 800 à 900 de notre ère.

Lors de ses deux premiers voyages, le navigateur britannique James Cook (1728-1779) aperçoit Rurutu et Tubuai mais c’est le navigateur espagnol Thomas de Gayangos qui est le premier européen à accoster dans l’archipel en 1775. Possédant historiquement des liens forts avec les îles de la Société, Tubuai et Ra‘ivaevae passent sous le contrôle du grand chef de Tahiti, Pōmare II, au tournant du 18e et 19e siècle, au moment même où la France étend aussi son influence dans la région.

Des histoires coloniales divergentes ne doivent pas faire oublier l’existence de liens étroits et de réseaux d’échanges importants entre les îles Australes et les îles Cook du sud. De nombreux matériaux, y compris des plumes, et des objets circulaient dans la vaste zone qui s’étend entre les îles Cook et les îles de la Société. Les cultures matérielles de ces trois archipels, en particulier en ce qui concerne les objets réservés à l’élite religieuse et séculière, présentent de nombreuses similitudes. Comme à Tahiti ou aux îles Cook, la structure du pouvoir aux Australes est héréditaire et le pouvoir du chef est matérialisé par un ensemble d’attributs qui rappellent son statut hors du commun, y compris autrefois des sièges en bois sculptés qui le préservaient d’un contact direct avec le sol.

Suite aux premiers contacts avec les navigateurs européens, les missionnaires John Williams et William Ellis de la London Missionary Society furent très actifs dans la région, dès 1816. Leur travail d’évangélisation entraîna des profondes modifications des sociétés locales et de leurs pratiques sociales.

Les insignes de prestige aux îles Australes, Cook et de la Société

En Polynésie centrale et orientale, le pouvoir du chef était mis en scène par un appareil de représentation riche et complexe. En certaines occasions comme des rencontres diplomatiques, des échanges, des cérémonies religieuses et politiques, ou bien encore à la guerre, son corps était paré de manière à rendre visible son statut hors du commun parmi les êtres humains. De la même manière, c’est sa capacité à exercer un pouvoir extraordinaire au bénéfice de la communauté des femmes et des hommes, qui était réaffirmée, en lien avec les forces divines auxquelles le chef était associé, en vertu notamment de liens généalogiques.

On reconnaît ainsi aisément, dans de nombreuses représentations historiques picturales ou photographiques, le chef, distingué par sa position dans l’assemblée et par ses attributs. Il est parfois représenté assis sur un siège en bois finement sculpté, accumulant les marqueurs de son rang (éventail, arme, bâton d’orateur, etc.).

Il porte une coiffe et/ou un pectoral qui encadrent et mettent en valeur sa tête, siège de sa puissance. Ces parures accumulent les matériaux, rares, précieux et eux-mêmes associés aux récits mythiques qui relatent la création du monde, l’avènement des grandes lignées de chefs et les principes fondateurs des sociétés humaines de Polynésie. Ces matériaux, qui incluent notamment plumes, tapa (une étoffe d’écorce battue), fibres de coco, cheveux humains, ivoire et nacre, ainsi que des essences végétales nobles, produisent aussi des effets visuels puissants, comme des jeux de contrastes, des variations colorées et chatoiements.

Le siège sur lequel le chef est assis le distingue du groupe des hommes et d’une certaine manière du reste du monde des vivants, rappelant ainsi son ascendance divine. Dans cette mise en scène du pouvoir c’est en particulier le mana du chef qui est mis en valeur, et préservé. Le terme polynésien de mana désigne la capacité d’action d’origine surnaturelle qui émane des individus. A la fois vitale et potentiellement dangereuse, elle est particulièrement puissante chez les chefs, qui sont généalogiquement plus proches des dieux, comme le rappellent les mots prononcés par les orateurs ainsi que les attributs de pouvoir grâce auxquels ils sont présentés au monde dans toute leur majesté.

Les sièges de prestige

Les gravures des voyageurs européens de la fin du 18e siècle et du début du 19e siècle attestent de l’usage de sièges en bois sculpté par les personnages de haut rang aux archipels Cook, Australes et de la Société, y compris pour des invités de marque tels des navigateurs étrangers. De très belle facture, le siège monoxyle présenté ici a un plateau à la courbure prononcée et des pieds circulaires qui reposent sur des demi- sphères.

Ces éléments formels distinguent, d’après certains auteurs, dont Peter H. Buck (1944), les sièges des îles Australes de ceux des îles de la Société ou des îles Cook, où sont également produits et utilisés de tels objets de prestige. La fabrication de ces « tabourets » à partir d’une unique pièce de bois, repose d’abord sur le choix d’une essence végétale solide, noble, telle le tamanu (Calophyllum inophyllum). Le soin apporté au polissage permet de révéler la couleur brune tirant sur le rouge et les veines de ce bois précieux que l’on retrouve dans un grand nombre d’objets mobiliers et architecturaux associés au sacré, dans toute la Polynésie centrale. Taillés dans un tronc d’arbre abattu pour l’occasion, les iri ou no‘onga pouvaient être très grands, parfois longs de 1,20 à 1,50 m, sans doute proportionnellement à l’importance du personnage qui s’y asseyait (Ellis, 1929, I: 133)

Réservés aux personnages de haut rang, de tels sièges semblent avoir été utilisés en contexte cérémoniel, lorsqu’il importait particulièrement de distinguer le statut des aînés, des chefs, mais aussi des prêtres et spécialistes rituels (tohunga), dont le mana (force spirituelle et capacité d’action d’origine divine) puissant exigeait qu’ils soient préservés d’un contact direct avec le sol.

« Omai, natif d'Ulaietea », gravure par Francesco Bartolozzi d’après Nathaniel Dance-Holland, 1774, 52 x 29,1 cm. Londres, British Museum © The British Museum, Londres, Dist. RMN-Grand Palais / The Trustees of the British Museum Le personnage de haut rang et tohunga (spécialiste du rituel), célèbre pour avoir voyagé en Europe et originaire de Raiatea, aux îles de la Société, est représenté ici avec les attributs de son statut, y compris un siège de prestige. 
« Omai, natif d'Ulaietea », gravure par Francesco Bartolozzi d’après Nathaniel Dance-Holland, 1774, 52 x 29,1 cm. Londres, British Museum © The British Museum, Londres, Dist. RMN-Grand Palais / The Trustees of the British Museum
Le personnage de haut rang et tohunga (spécialiste du rituel), célèbre pour avoir voyagé en Europe et originaire de Raiatea, aux îles de la Société, est représenté ici avec les attributs de son statut, y compris un siège de prestige. 
Gravure représentant le Roi Pōmare II accueillant le navigateur russe F. von Bellinghausen en 1820 © British Library Board. All Rights Reserved / Bridgeman Images
Gravure représentant le Roi Pōmare II accueillant le navigateur russe F. von Bellinghausen en 1820 © British Library Board. All Rights Reserved / Bridgeman Images

Bâtons d’orateur et objets en bois sculpté

Les bâtons d’orateur (tahiri ra‘a), souvent qualifiés de « chasse-mouches » dans la littérature ancienne, sont des instruments rituels dont les mouvements appuyaient le discours et favorisaient le contact entre le monde des humains et celui des ancêtres et des dieux au sein de l’espace cérémoniel.

Dans l’iconographie de nombreux tahiri ra‘a, le motif du tabouret est récurrent. On le retrouve notamment dans la continuité des bras et dans la position des jambes des personnages sculptés - qui semblent eux-mêmes assis - au sommet du manche. Ce dernier est orné de motifs répétitifs, ligaturés et sculptés, qui évoquent la succession des généalogies.

La courbure du siège fait aussi écho à d’autres motifs gravés que l’on retrouve fréquemment dans la sculpture des îles Australes, y compris sur les pagaies cérémonielles et les tambours.

Colliers et pendeloques en ivoire des îles Cook et Australes

Les colliers (rei), constitués d’un lien en fibres de coco et cheveux humains, auquel sont suspendues des pendeloques en ivoire ou en os de cachalot sont largement documentés au début du 19e siècle. Tous comportent des pendeloques dont la forme incurvée rappelle les sièges de prestige et des doubles sphères, qui évoquent peut-être des testicules.

Leur provenance est incertaine. Généralement attribués aux îles Cook, où l’on a trouvé des pendeloques en ivoire non montées en colliers, il est toutefois possible que certains aient aussi été produits aux îles Australes, en particulier ceux figurant des cochons.

De tels objets circulaient toutefois certainement entre les deux archipels, voire au-delà.

L’ivoire et l’os de cétacés sont des matériaux étroitement associés au sacré en Polynésie, y compris à la figure du dieu primordial et dieu des océans Ta‘aroa (en langue tahitienne) dont les baleines et cachalots sont des manifestations.

Ces colliers étaient sans nul doute des objets de prestige, associés aux chefs dont ils soulignaient l’autorité, en évoquant les attributs (y compris les sièges), la fécondité et l’ascendance divine.

Histoire de l’œuvre et son parcours

Ce siège de prestige a fait partie de la collection de George Ortiz (1927-2013). Collectionneur d’origine française, installé à Genève, ce dernier acquiert initialement des œuvres archéologiques de l’Antiquité grecque. A partir des années 1970, il s’intéresse davantage à l’art polynésien mais aussi à des œuvres provenant de l’Himalaya. Sa collection comportait un grand nombre de chefs-d'œuvre, ce qui en fait une provenance prestigieuse et recherchée aujourd’hui. George Ortiz vendit une partie de sa collection en 1978, date à laquelle ce siège fut acquis par Frieda et Milton Rosenthal (Ortiz 1996).

La collection Rosenthal est née avec l’ouverture du Museum of Primitive Art à New York en 1957. En 1960, les Rosenthal commencent à constituer une immense collection d’arts extra-occidentaux, en achetant des œuvres majeures à la vente Helena Rubinstein en 1966, puis à celle liée à Nelson Rockefeller en 1967. Ils trouvent également des pièces chez des marchands, dont J.J. Klejman, en étant toujours très attentifs aux provenances des œuvres. C’est à la fin des années 1970 qu’ils commencent à collectionner des pièces d’Asie et d’Océanie.

Très proches du Brooklyn Museum et du National Museum of African Art, ils participent à la reconnaissance internationale des arts d’Afrique et d’Océanie.

En 2008, cette pièce fut acquise par Marc Ladreit de Lacharrière, qui en fit don au musée du quai Branly-Jacques Chirac en 2017.

George Ortiz auprès d’une œuvre de sa collection © Jacob Sutton/Gamma Rapho © Avec l’aimable autorisation de la Collection George Ortiz

George Ortiz auprès d’une œuvre de sa collection © Jacob Sutton/Gamma Rapho © Avec l’aimable autorisation de la Collection George Ortiz

Bibliographie sélective et cartographie

Cartes

Thierry Renard (2022), musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris.

Publications

Barrow, Terence, Art and Life in Polynesia, Rutland, Tuttle, 1972, p. 117.

Bennet, George, « Letter from Bennet to Montgomery », Ra’iatea, 12 November 1822, Sheffield Archives (spls 36–435), original emphasis.

Buck, Peter H., Arts and crafts of the Cook Islands, Honolulu, Bishop Museum, 1944.

Ellis, William, À la recherche de la Polynésie d’autrefois [1829], Paris, Société des océanistes, 1972, vol. 1, p. 133.

Hall, Henry Usher. "Woodcarvings of the Austral Islands." The Museum Journal XII, no. 3 (September, 1921) : 179-199. Accessed November 21, 2021. https://www.penn.museum/sites/journal/938/

Hooper, Steven, Polynésie, Arts et Divinités 1760-1860, Paris, Musée du Quai Branly, 2008, p. 211, n° 178

Jacobs, Karen, "Inscribing missionary impact in Central Polynesia" in Journal of the History of Collections (Juillet 2014) vol. 26, p. 263-274

Morrison, James, The journal of James Morisson boatswain’s mate of the bounty, describing the muting and subsequent misfortunes of the Mutineers, together with an account of the Island of Tahiti. Ed. by Owen Rutter. Leominster, The golden cockerel Press. 1935.

Mu-Liepmann, Véronique, Milledrogues, Lucie, Sculpture : Arts et artisanats de Polynésie française, Papeete, Au vent des îles, 2009, p. 125.

Ortiz, George, In Pursuit of the Absolute Art of the Ancient World: The George Ortiz Collection, Berne, Benteli Publishers, 1996.

Pole, L. ‘The Bennet collection in the Saffron Walden Museum’, Museum Ethnographers Group Newsletter 11 (1981), pp. 16–34; Woroncow, B., ‘George Bennet: 1775–1841’, Museum Ethnographers Group Newsletter 12 (1981), pp. 45–58.

Peltier, Philippe. « Tabouret de chef Rurutu » in Éclectique, Une collection du XXe siècle, Paris, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, 2017, p. 84.

Sotheby’s, The Collection Frieda and Milton Rosenthal, New York, 14 novembre 2008, lot n° 114.

Sotheby’s, The George Ortiz Collection of Primitive Works of Art, Londres, 29 juin 1978, lot n° 200.

Tyerman, Daniel, Bennett, George, Montgomery, James, Journal of voyages and travels by the Rev. Daniel Tyerman and George Bennet, Esq. Compiled by J. Montgomery, vol. I-II, 1831, p. 182.

Verin, Pierre, L’Ancienne Civilisation de Rurutu (îles Australes, Polynésie française) : la période classique, Paris, ORSTOM, 1969, mémoire n° 33, p. 256.