Instrument à friction malagan
Nouvelle-Irlande

On ne conserve qu’une cinquantaine d’exemplaires de cet instrument de musique. Utilisé dans le cadre de cérémonies funèbres malagan, il est transmis de génération en génération. Ses formes, inspirées du vivant, permettent de moduler par friction de la main des sons aigus, semblables aux cris d’un oiseau et associés à la voix des défunts.

 

Instrument à friction malagan

  • Nouvelle-Irlande
  • 19e siècle
  • Bois monoxyle
  • 25,4 x 10 x 10 cm

 

Provenance

  • Ancienne collection Eliot Elisofon (1911-1973), New York, supposément acquis dans les années 1930.

  • Ancienne collection Frieda et Milton Rosenthal, New York, 1972. 

  • Sotheby’s, New York, Collection Frieda and Milton Rosenthal, 14 novembre 2008, lot n° 91.

  • Ancienne collection Marc Ladreit de Lacharrière, Paris. 

  • Musée du quai Branly - Jacques Chirac (70.2017.67.2). Donation Marc Ladreit de Lacharrière.

Contexte d’origine de l’œuvre

La Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’île de la Nouvelle-Irlande © Thierry Renard
La Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’île de la Nouvelle-Irlande © Thierry Renard
L’île de la Nouvelle-Irlande © Thierry Renard
L’île de la Nouvelle-Irlande © Thierry Renard

L’île de Nouvelle-Irlande se situe en Mélanésie, au nord de la Nouvelle-Guinée. Elle forme avec l’île de la Nouvelle-Hanovre, les petites îles Tanga et Tabar, Lihir et Anir, l’une des vingt-et-une provinces de l’état indépendant de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Sa capitale administrative est la petite ville de Kavieng située au nord de l’île. Avec Manus à l’ouest et la Nouvelle-Bretagne au sud-ouest, elle forme l’archipel Bismarck. Entre 1885 et 1914, cette région était sous la domination coloniale allemande, avant de devenir un protectorat de la Société des Nations (ancêtre de l’ONU), sous l’autorité de l’Australie.

L’île de Nouvelle-Irlande est une longue bande de 470 km sur une largeur maximale de 10 kilomètres, traversée par une épine dorsale montagneuse dans le sud. Au nord, la présence de plaines côtières favorisa l’installation de grandes cocoteraies par les Allemands à la fin du 19e siècle. La Nouvelle-Irlande compte aujourd’hui dix-huit langues qui sont toutes des langues austronésiennes, sauf le Kuot parlé dans une quinzaine de villages. En Mélanésie, le pouvoir politique n’est ni centralisé ni héréditaire. Tout homme dans un groupe peut asseoir son autorité grâce à l’accumulation et à la distribution de biens et des savoirs. Ce processus complexe recquiert la mémorisation d’un certain nombre de connaissances souvent secrètes, l’organisation de grandes cérémonies et la maîtrise des échanges de biens, distribués en grande quantité lors de cérémonies comme les funérailles. Rares sont les hommes aptes à mener à bien ces échanges. Leur réussite s’accompagne d’un prestige considérable.

Les rituels malagan de clôture de deuil

De grandes cérémonies de clôture de deuil, appelées malagan, se déroulaient dans la moitié nord de la Nouvelle-Irlande. Elles célébraient la fin d’un cycle funéraire qui pouvait s’échelonner sur plusieurs années. Cette étape cruciale visait à redistribuer la force vitale ainsi que les biens des défunts pour permettre à chacun de retrouver sa place. Car au sein de ces rituels, les luttes d’influence devaient être réglées, ainsi que la répartition des droits grâce auxquels un homme contrôlait l’accès aux ressources et la circulation des objets de valeur. Les sociétés dans lesquelles se déroulaient les rituels malagan étaient matrilinéaires, c’est-à-dire que l’héritage venait de la lignée maternelle et se transmettaient de la mère à l’enfant. Un système élaboré de transfert de droits entre le côté de la mère et le côté du père, des règles précises de mariage et d’alliance entre les clans, permettaient de récupérer, à la génération suivante, le cycle cérémoniel passé, pour un temps donné, à un autre clan. Le point d’acmé de ces rituels était la monstration de dizaines d’œuvres sculptées à l’abri des regards des femmes et des enfants à l’intérieur de l’enclos de la Maison des Hommes, associée au cimetière.

Ces sculptures virtuoses mêlant savamment formes humaines, animales et végétales excécutées pour l’occasion étaient disposées verticalement ou horizontalement dans l’enceinte d’une Maison des Hommes. Chaque clan détenait des motifs spécifiques et chaque membre possédait une figure, ou un groupe de figures, maillon d’une chaîne associée à un chant relatant un récit mythologique. Des artistes reconnus déclinaient donc des variations infinies d’un malagan originel. Ces œuvres agissaient comme des théâtres de mémoire. Les spectateurs devaient mémoriser les motifs, de manière à les reproduire ultérieurement lors de cycles funéraires nécessitant leur participation. Ainsi chaque homme devait mémoriser les agencements complexes mêlant des représentations d’êtres humains (souvent décharnés et réduits à l’état de cadavres), d’oiseaux (aigles, chouettes), de poissons (requins, poissons-volants…) ou de plantes (comme des noix d’arec par exemple), car une fois la force vive présente dans la sculpture transmise à la génération suivante, les objets sculptés pour ces funérailles devenaient vides et étaient abandonnés ou détruits. A partir de la fin du 19e siècle, la plupart de ces sculptures ont été mises de côté pour être vendues aux officiers coloniaux puis plus tard aux touristes ou aux marchands d’art.

L’idiophone à friction, livika ou lunuwat

Comme partout dans le Pacifique, la musique et la danse constituent un part importante du rituel. Lors des fêtes, les instruments de musique sont joués devant tous, tandis que lors de certains rituels, ils peuvent être soustraits au regard des femmes et des enfants. Les hommes gardent la maîtrise de ces instruments, les femmes participant occasionnelement à des chants.

L’idiophone à friction, spécifique à la Nouvelle-Irlande, fait partie de ces instruments rituels secrets, dont le frottement de la paume sur les lamelles procure un son très aigu, modulable selon la pression de la main sur le bois. Ce type d’instrument est unique dans la région, et on n’y trouve aucun autre instrument à friction avec qui on peut le comparer. Plusieurs noms ont été recensés pour ces instruments de musique. Ainsi les nomme-t-on livika ou lunuwat sur le plateau Lelet, tandis qu’ils sont connus sous les noms de lapka dans l’aire Madak, lunet ou launiet dans les îles Tabar. On en connaît une cinquantaine aujourd’hui dans deux tailles différentes. Les plus communs mesurent une cinquantaine de centimètres de long (le plus grand mesurant 75 cm), les plus rares, comme celui de la collection Marc Ladreit de Lacharrière, sont plus petits. Les autres instruments de musique connus dans l’aire malangan sont les tambous à fente et les tambours en forme de sablier. Selon l’ethnomusicologue Messner, des rhombes étaient joués en même temps que les idiophones dans la région Nalik :

« Durant la cérémonie funèbre, qui prend place la nuit après la mort d’une personne importante, on fait tournoyer jusqu’à vingt petits rhombes, cachés du public ordinaire et de ceux qui participent à la cérémonie. Les blocs à friction sont placés en direction de chaque côté de la maison, également cachés bien sûr. Celui qui fait tournoyer le rhombe court, restant à une certaine distance de la maison du mort. Dans l’aire nalik, à côté des rhombes, on soufflait dans des herbes creuses. Celui qui soufflait dans ces herbes accompagnait le joueur de rhombe tandis qu’on détruisait la maison du mort. On m’a dit que lors des rites funéraires de l’aire kara, pendant la cérémonie de crémation, un ou deux joueurs de bloc à friction étaient cachés sous le bûcher, dans une petite cabine particulièrement protégée où ils devaient faire les adieux du mort à sa famille » (Messner 1983 : 55).

Un bloc de bois monoxyle était évidé jusqu’à l’obtention de trois, plus rarement quatre, lamelles dont la courbe intérieure et l’espace disponible entre elles participent à la variation sonore de l’instrument. Créés sur le plateau de Lelet, ces instruments essaimèrent dans toute la région de rituels malagan du nord de l’île. La forme de l’objet évoque celle d’un oiseau pour un de ses côtés tandis que l’autre partie de l’objet représenterait le corps et la queue d’un porc. Sur la plupart de ces instruments, on distingue un œil et une crête à une extrémité (les hommes arboraient une coiffure en crête avant la période coloniale), les lamelles de l’instrument pouvant être interprétées comme les pattes de l’animal. Les yeux de cet animal/instrument sont parfois représentés par des incrustations d’opercule d’un coquillage (Turbo petholatus), ce qui n’est pas le cas pour l’instrument de la collection Marc Ladreit de Lacharrière, dont le seul décor est sculpté. Quelques rares instruments sont laissés sans décor. Si les statues étaient détruites après les rituels, les instrument de musique, qui portaient chacun un nom, étaient conservés et transmis de génération en génération, laissant supposer pour certains une ancienneté comme c’est le cas pour cet objet à la patine foncée et brillante.

L’instrument tenu dans les bras comme on tient un nourrisson égrenait des sons aigus, parfois déplaisants, qui passaient pour être « la voix douloureuse du défunt1». Mais les sons produits par les livika s’apparentaient aussi au hululement de la chouette, oiseau associé au monde des morts. C’est en secret et à l’aube de l’exhibition publique du malagan lamalom et lavatindi qu’un homme muni d’un idiophone à friction s’installait dans une petite maison surélevée en vannerie en forme d’oiseau. Une fois les spectateurs réunis, l’homme jouait de l’instrument dont les sons étaient compris comme la voix du ou des défunts et faisait bouger la frêle structure mobile. Lorsque la hutte était suspendue par des câbles entre deux grands arbres, un mouvement de balancement pouvait s’opérer de l’intérieur de la hutte. Et lorsque la structure en vannerie était installée sur les racines d’un tronc inversé maintenu dans une immense coquille de bénitier et grâce à des poteaux de soutènement et des cordages qui offraient une certaine liberté de mouvement, l’homme se déplaçait à l’intérieur et la hutte s’inclinait légèrement autour de son axe. Lorsque les sons très aigus retentissaient et que le malagan bougeait, les femmes présentes fuyaient en nommant le nom du ou des morts célébrés par la cérémonie. La croyance selon laquelle le malagan était l’incarnation de l’esprit du mort venu rôder dans le monde des vivants sous la forme d’un oiseau générait de l’effroi et de l’inquiétude chez ceux qui en étaient les témoins.

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1 Derlon B. (1990), « L’objet Malanggan dans les anciens rites funéraires de Nouvelle-Irlande », in RES, p. 182.
Malagan de vannerie en forme d’oiseau, de type lamalon ou lavatindi. Leipzig, Museum für Volkerkunde (inv. Me 16574) © Staatliche Kunstsammlungen Dresden
Malagan de vannerie en forme d’oiseau, de type lamalon ou lavatindi. Leipzig, Museum für Volkerkunde (inv. Me 16574) © Staatliche Kunstsammlungen Dresden
 Kotmani jouant d'un idiophone à friction conservé sur le plateau de Lelet, photographie de Brigitte Derlon, 1983 © Brigitte Derlon
Kotmani jouant d'un idiophone à friction conservé sur le plateau de Lelet, photographie de Brigitte Derlon, 1983 © Brigitte Derlon
Idiophone, dessin d’Elisabeth Krämer © D.R.
Idiophone, dessin d’Elisabeth Krämer © D.R.

Dans la région du plateau de Lelet, au centre de la Nouvelle-Irlande, des musiciens jouaient du tambour à friction sur ces tables dans un contexte rituel.

Les tables racines, dessin d’Elisabeth Krämer © D.R.

Les tables racines, dessin d’Elisabeth Krämer © D.R.

Table racine, côte ouest, village de Raher, mars 1909, photographie prise par un membre de la Deutsche Marine-Expedition © D.R.
Table racine, côte ouest, village de Raher, mars 1909, photographie prise par un membre de la Deutsche Marine-Expedition © D.R.
Sculpture malangan montrant un idiophone sculpté entre les jambes du personnage principal. British Museum, Londres (inv. Oc1927,1018.1) © The British Museum, Londres, Dist. RMN-Grand Palais / The Trustees of the British Museum

Œuvres de comparaison

Idiophone à friction à trois notes. Bois, opercule de turbo, chaux, 19 x 15 x 42 cm. Nord de la Nouvelle-Irlande. Collecté sur place par le Bezirkschef Wilhem Wostrack avant 1908. Saint Louis, Saint Louis Art Museum (Inv. I32:1978) © Saint Louis Art Museum / Gift of Morton D. May
Idiophone à friction à trois notes. Bois, opercule de turbo, chaux, 19 x 15 x 42 cm. Nord de la Nouvelle-Irlande. Collecté sur place par le Bezirkschef Wilhem Wostrack avant 1908. Saint Louis, Saint Louis Art Museum (Inv. I32:1978) © Saint Louis Art Museum / Gift of Morton D. May
Idiophone à friction à quatre notes. Bois, résine, 11,5 x 10,5 x 31 cm. Nord de la Nouvelle-Irlande. Acheté à Voogdt & al en 1913, Field Museum, Chicago (Inv. I45482) © The Field Museum, Image No. A114453_07d, Cat. No. 145482, Photographer John Weinstein
Idiophone à friction à quatre notes. Bois, résine, 11,5 x 10,5 x 31 cm. Nord de la Nouvelle-Irlande. Acheté à Voogdt & al en 1913, Field Museum, Chicago (Inv. I45482) © The Field Museum, Image No. A114453_07d, Cat. No. 145482, Photographer John Weinstein
Idiophone à friction malagan. Malom, Nouvelle-Irlande, Papouasie-Nouvelle-Guinée. Avant 1920. Bois. Collecté par Arthur Speyer, don de Fritz Sarasin. Photographe inconnu.   Idiophone à friction launut. Nouvelle-Irlande, Papouasie-Nouvelle-Guinée. Avant 1931. Bois. Collecté par Alfred Bühler. Photographe inconnu  © Museum der Kulturen Basel, Vb 5153 / Vb 10791
Idiophone à friction malagan. Malom, Nouvelle-Irlande, Papouasie-Nouvelle-Guinée. Avant 1920. Bois. Collecté par Arthur Speyer, don de Fritz Sarasin. Photographe inconnu.  
Idiophone à friction launut. Nouvelle-Irlande, Papouasie-Nouvelle-Guinée. Avant 1931. Bois. Collecté par Alfred Bühler. Photographe inconnu 
© Museum der Kulturen Basel, Vb 5153 / Vb 10791

Parcours de l’oeuvre

L’œuvre de la collection du musée du quai Branly-Jacques Chirac a été acquise dans les années 1930 par le photographe et reporter Eliot Elisofon (1911- 1973). Elisofon voyagea notamment en Afrique pour le magazine Life et se passionna pour les arts de ce continent. En 1958 il publia avec William Fagg, The Sculpture of Africa. Il légua sa collection de photographies au Museum of African Art à Washington.

En 1972, Eliot Elisofon vend son idiophone à friction au couple de collectionneurs américains Frieda et Milton Rosenthal.

La collection Rosenthal est née avec l’ouverture du Museum of Primitive Art à New York en 1957. En 1960 ils commencèrent à constituer une immense collection d’arts extra-occidentaux achetant à la vente Helena Rubinstein en 1966 et à celle de Nelson Rockefeller en 1967 des œuvres majeures. Ils trouvèrent aussi de grandes pièces chez les marchands dont J.J. Klejman tout en étant toujours très attentifs aux provenances des œuvres. C’est à la fin des années 1970 qu’il commencèrent à collectionner les arts de l’Asie et ceux de l’Océanie. Très proches du Brooklyn Museum, comme du National Museum of African Art, ils oeuvrèrent à la reconnaissance internationale des Arts de l’Afrique et de l’Océanie.

Une grande vente eut lieu chez Sotheby’s à New York le 14 novembre 2008 qui dispersa leur collection. C’est à cette occasion que Marc Ladreit de Lacharrière put acheter l’idiophone à friction.

En 2018, Marc Ladreit de Lacharrière en fit don au musée du quai Branly-Jacques Chirac.

Bibliographie sélective et cartographie

Cartes

Thierry Renard (2022), musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris.

Publications

DERLON Brigitte, « L’objet Malanggan dans les anciens rites funéraires de Nouvelle-Irlande », in RES 19/20, 1990-1991, p. 178-210.

DERLON Brigitte, De mémoire et d’oubli. Anthropologie des objets malanggan de Nouvelle-Irlande, CNRS Editions, Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1997.

GUNN Michael, PELTIER Philippe, Nouvelle-Irlande. Arts du Pacifique Sud, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, 5 Continents, Milan, 2007.

KRAMER-BANNOW Elisabeth, Among Art-Loving Cannibals of the South Seas, Crawford house Publishing, Adelaïde, 2009.

KUCHLER Susanne, Malanggan : Art, Memory and Sacrifice, Oxford, Berg, 2002.

MESSNER, G.F., « The Friction Block Lounuat of New Ireland : Its Use and Socio-Cultural Embodiment », Bikmaus, (4) : 49-55, 1983.