Tête malagan
Papousie-Nouvelle-Guinée, Nouvelle-Irlande, Îles Tabar
En vue de la préparation d'une cérémonie funéraire malagan, on organisait des rituels de magie et sculptait des masques. Rares, les masques de ce type appartiennent à la tradition marada, ensemble d'objets, danses et chants appartenant à un clan et reliés à l'invocation de la pluie.
Tête malagan
- Papouasie-Nouvelle-Guinée, Nouvelle-Irlande, Îles Tabar
- 20e siècle
- Bois à patine croûteuse, pigments naturels
- H : 44 cm ; l : 35 cm ; P : 35 cm
Provenance
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Pierre Langlois (1927-2015), Paris, collecté in situ en 1970
- Ancienne collection Baudouin de Grunne (1917-2011), Wezembeek-Oppem (Belgique)
- Ancienne collection Bill et Ann Ziff, New York
- Sotheby’s, New York, African, Oceanic & Pre-columbian art, 15 mai 2015, lot n° 88
- Ancienne collection Marc Ladreit de Lacharrière, Paris
- Musée du quai Branly - Jacques Chirac (70.2017.66.28), Donation Marc Ladreit de Lacharrière.
Contexte d’origine de l’œuvre
Très rare - on en dénombrerait une quinzaine dans les collections publiques et particulières -, cette tête monumentale aurait été utilisée dans le cadre de rites d’appel à la pluie pratiqués aux îles Tabar et au nord de la Nouvelle-Irlande. Les sculptures de cette région ont été célébrées au début du 20e siècle par les artistes expressionnistes en Allemagne puis par les surréalistes en France. La majorité des sculptures du nord de la Nouvelle-Irlande et des Îles Tabar sont liées à des cérémonies funéraires complexes appelées malagan.
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Les traditions malagan
L’art du nord de la Nouvelle-Irlande et des îles Tabar est particulièrement connu aujourd’hui pour un ensemble d’objets rituels regroupés sous le terme générique de malagan ou malanggan. Selon Michael Gunn, l’origine de ces traditions culturelles et artistiques proviendrait des îles Tabar, où elles ont été le mieux préservées et ont perduré jusqu’à aujourd’hui.
Le terme malagan vient des cérémonies funéraires. On utilise ce terme pour désigner les sculptures créées à l’occasion des funérailles. Elles sont caractérisées par une étonnante profusion iconographique et une richesse de composition infinie. Ces cérémonies complexes et spectaculaires étaient extrêmement coûteuses, tant en nourriture qu’en matériel requis pour les cycles de rituels, lesquels nécessitaient une importante préparation, elle-même fortement codifiée et réglementée. Les sculptures malagan, leur structure et leur élaboration étaient codifiées et « issu[e]s d’une propriété intellectuelle détenue par les clans et leurs chefs. »3 De la même manière, la réalisation des objets rituels et des effigies malagan par des sculpteurs professionnels était déterminée par des indications rigoureuses dont chaque étape nécessitait des dons de nourriture ou de monnaies.
Comme le souligne Susanne Küchler, les rituels funéraires malagan « culmine[nt] dans la production, la révélation et la « mort » d’effigies. Quand elle est placée dans la structure spécialement érigée pour son exposition, l’effigie est considérée comme vivante, car elle a été graduellement animée au cours de sa fabrication. […] Cet objet factice reçoit autant de soin que s’il s’agissait d’une personne vivante – étant animé et par conséquent autorisé à mourir, il permet ainsi à l’âme du défunt de parvenir à l’immortalité. […] La culture de la Nouvelle-Irlande amplifie pleinement la dualité de la mort. […] [Elle] ancre la mémoire du défunt dans un monde tangible et vérifiable […] [et] remplace le tissu de cette mémoire par une image qui prend en charge le travail de commémoration. La fusion de l’âme avec l’image sculptée du malagan désigne cet acte final […] où l’âme du mort est transfigurée et devient immortelle selon des modalités qui garantissent des pouvoirs légitimes à ceux qui savent effectuer l’acte de figuration. »4 Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces objets très élaborés ne servaient qu’une fois. Après les funérailles, ils étaient détruits, abandonnés ou vendus. Pourtant certains objets étaient précieusement conservés et transmis de génération en génération afin d’être réutilisés dans le cadre de rites spécifiques. C’est le cas pour ce type de tête.
Invoquer la pluie
Il existe de nombreuses sous-traditions culturelles malagan en Nouvelle-Irlande et aux îles Tabar. Comme le souligne Philippe Peltier, « on entend […] par tradition l’ensemble des objets, des danses et des chants qui appartiennent à un clan et qui sont mis en œuvre lors d’une cérémonie malagan. »5 Selon Michael Gunn, cette tête relèverait de la sous-tradition malagan dénommée marada aux îles Tabar. Cette tradition marada était liée à des rites d’invocation à la pluie dont dépendait la prospérité des jardins et la production de l’importante quantité de nourriture requise pour les cérémonies malagan.
Certaines de ces têtes auraient été utilisées dans le cadre de ces rites d’appel à la pluie menés par des spécialistes dont la charge se transmettait de père en fils. De rares témoignages nous sont parvenus sur l’usage de ces têtes nommées kovabat6 ou kowabe7, ce qui signifie littéralement « tête-pluie ». Fixées sur des mannequins de fibres végétales, elles étaient exposées dans des sites où l’on pratiquait des rites d’appel à la pluie. Ces sites étaient pour la plupart interdits aux non-initiés. Lors de la Deutsche Marine Expedition (1907-1909), l’ethnologue Augustin Krämer a pu observer ces têtes dans leurs enclos - observation qu’il immortalisa par une photographie de terrain prise en 1908. Sur les sites où se déroulaient les cérémonies d’appel à la pluie se dressaient plusieurs « autels » et de grandes coquilles de bénitier contenant les crânes d’anciens faiseurs de pluie.
Statue marada malagan photographiée par le capitaine Karl Eduard Macco. © Karl Joseph Eduard Macco © D.R.
Trois typologies répertoriées
À l’origine peintes en noir, ces têtes monumentales présentent les mêmes caractéristiques formelles, telles que la crête sommitale se déployant sur l’ensemble du crâne et descendant sur le front jusqu’à l’arête du nez, ou encore les arcades sourcilières traitées en saillie.
Parmi la quinzaine de têtes conservées aujourd’hui, trois typologies ou styles8 ont été mis en évidence par les spécialistes : les têtes présentant une mâchoire dite « incurvée », comme sur cet exemplaire ; celles dotées d’un ornement nasal carré ; celles pourvues d’une tête de cochon à leur base.
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Historique de l’œuvre et son parcours
Cette œuvre rare fut collectée aux îles Tabar par Pierre Langlois (1927-2015) en 1970. Elle fut acquise peu de temps après par le collectionneur belge Baudouin de Grunne (1917-2011) puis par le couple de collectionneurs new-yorkais Bill et Ann Ziff, avant de rejoindre la collection de Marc Ladreit de Lacharrière en 2015.
En 1970, Pierre Langlois ramena une trentaine d’objets provenant de deux grottes de Big Tabar, entre les villages de Metelik et Baness. Cette collecte donnera lieu à la première exposition dédiée aux îles Tabar, présentée à la galerie Jacques Kerchache à Paris en 1971.
Homme discret pour ne pas dire secret, Pierre Langlois (1927-2015) fait partie des premiers marchands qui allaient chercher les pièces directement sur le terrain. Initialement représentant en spiritueux à Lille, il découvre par l’intermédiaire de son ami libraire Marcel Evrard le livre Dieu d’eau de l’ethnologue Marcel Griaule, qui dirigea la mission Dakar-Djibouti entre 1931 et 1933. Ce livre publié en 1948 relate le premier séjour de Marcel Griaule chez les Dogon au Mali. Fasciné par ce qu’il y découvrit, Pierre Langlois entreprit, au début des années 1950, son premier voyage en Afrique pour se rendre dans les falaises de Bandiagara en pays dogon. Après une année à sillonner la région, il rapporta en France de nombreux objets qui donnèrent lieu à la première exposition monographique consacrée à l’art dogon, au palais des Beaux-Arts de Bruxelles puis au Musée des Beaux-Arts de Lille, en 1954. Après le succès inattendu de l’exposition, Pierre Langlois décida de consacrer sa vie à l’art extra-européen. Il ouvrit une galerie à Paris dans les années 1960 et voyagea à de nombreuses reprises en Afrique, en Océanie et en Amérique du sud, où il acquit des objets jusqu’alors peu connus dans des endroits difficiles d’accès.
Grand amateur de peintures et de sculptures modernes, le comte Baudouin de Grunne (1917-2011) découvrit l’art extra-européen en 1956 à Courtrai, lors d’une exposition présentant une sélection d’œuvres du Mexique et d’Océanie organisée par un ami marchand de tableaux et féru d’art dit « primitif ». Emerveillé par ce qu’il y découvrit, il fit l’acquisition de quelques pièces. Plusieurs mois plus tard, conseillé par les artistes belges Roel d’Haese et Octave Landuyt, il se rendit à une exposition d’art océanien à Bruxelles, à l’issue de laquelle il acquit deux grandes statues provenant du fleuve Sepik, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. La curiosité suscitée par ces deux événements allait rapidement se muer en « passion grandissante », qui ne le quittera plus : « Je vis intensément avec ces objets, je les sens très fort, comme d’ailleurs, je crois, tous les vrais collectionneurs d’art primitif. J’aime les avoir autour de moi dans mon salon, dans ma chambre à coucher, partout. Je n’en ai pas peur, sauf, en cas de maladie, quand certains crânes de Paracas font trop penser au sort qui nous attend tous et qu’on refuse désespérément. […] Quand je me lève, je les regarde. Quand je me couche, je les regarde. Quand j’entre ou je sors de ma maison, quand je lis ou je travaille dans une de ces pièces, je les regarde avec un plaisir toujours renouvelé car leur message est toujours nouveau et leur présence toujours intense. Les pièces de ma collection ne constituent pas un élément de décoration. Je n’en fais pas des objets de musée, mais des amis, presque des compagnons silencieux mais combien parlants. »9 Avouant « un attrait particulier pour ce qui est moins connu, moins classique, et classifié, pour ce qui est fort et pour ce qui est formes et expressions nouvelles de l’art primitif »10, Baudouin de Grunne assembla avec un œil rigoureux et sélectif une des plus importantes collections d’arts extra-européens au monde. Pour lui « la seule chose qui compte c’est la beauté formelle de l’objet en même temps que le sentiment qui s’en dégage, quelque chose de profondément vrai, d’essentiel, de vital. »11 Il est également le premier à avoir rassemblé la plus importante collection d’œuvres africaines en terre cuite, qui donnera lieu à des travaux de recherches déterminants pour la connaissance des cultures anciennes d’Afrique, notamment les œuvres du Delta Intérieur du Niger et du Nigeria.
Editeur new-yorkais renommé, William Bernard Ziff Jr. (1930-2006), commença à collectionner l’art extra-européen en 1989, passion qu’il partageait avec son épouse Ann Tamsen Ziff, créatrice des bijoux Tamsen Z. Pendant près de vingt ans, ils assemblèrent une collection éclectique d’une qualité remarquable, mêlant au gré de leurs découvertes art moderne, art amérindien, inuit, océanien, africain et asiatique.
Couverture du catalogue de l’exposition Iles Tabar présentée à la galerie Jacques Kerchache en 1971. © D.R
Ann Ziff, devant quelques-unes des œuvres de la collection qu'elle a constituée avec son mari. © Alice Gao
Bibliographie sélective et cartographie
Cartes
Thierry Renard (2020), musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris.
Publications
BOUNOURE Vincent, Visions d’Océanie, Paris, Éditions Dapper, 1992.
BRIAT René, « Sortilèges de l’art primitif. Une grande collection belge » in Plaisir de France, n° 416, février 1974.
CONRU Kevin (Dir.), L’Art de l’Archipel Bismarck, Milan, 5 Continents, 2013.
CONRU Kevin, Anonymous Collectors, Bruxelles, Vasco & Co, 2007.
DERLON Brigitte, De mémoire et d’oubli : anthropologie des objets malanggan de Nouvelle-Irlande, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme de Paris CNRS, 1997.
DORISINGFANGSMETS A. et CLAERHOUT G., Masques du Monde, Bruxelles, Société Générale de Banque, 1974.
GUNN Michael, Arts rituels d'Océanie dans les collections du musée Barbier-Mueller Museum, Genève; Milan, Skira, musée Barbier-Mueller, 1997.
GUNN Michael et PELTIER Philippe (Dir.), Nouvelle-Irlande : Arts du Pacifique Sud, Paris, musée du quai Branly ; Milan, 5 Continents, 2007.
KIRK Malcolm, Les Papous. Peintures corporelles, parures et masques, Paris, Chêne, 1981.
KIRK Malcolm, Man as Art : New Guinea, San Francisco, Chronicle Book.
LELOUP Hélène, « Hommage : Pierre Langlois » in Tribal Art Magazine, été 2015, n° 76, p. 154.
JOUBERT Hélène (Dir.), Éclectique : Une collection du XXIe siècle, Paris, musée du quai Branly - Jacques Chirac ; Flammarion, 2016, pp. 161-163.
KERCHACHE Jacques, Iles Tabar, Paris, Galerie Jacques Kerchache, 1971.
KRÄMER Augustin, Die Málanggane von Tombara, Munich, Verlag, 1925.
KRÄMER-BANNOW Elisabeth, Among Art-Loving Cannibals of the South Seas : Travels in New Ireland 1908-1909, including Scientific Annotations by Augustin Krämer translated by Waltraud Schmidt, Crawford Press, 2007.
Catalogues de vente
Sotheby’s New York, African, Oceanic & Pre-columbian art, 15 mai 2015, lot n° 88.
Sotheby’s Paris, Arts d’Afrique et d’Océanie, 13 juin 2018, lot n° 52.
Drouot Montaigne, Paris, Collection Baudouin de Grunne : le regard d'un collectionneur sur les années 50, 18 novembre 1994.
Sotheby’s New York, The Baudouin de Grunne Collection of African Art, 19 mai 2000.