Statue masculine singiti
République démocratique du Congo, Hemba

Majestueuse et sereine, cette imposante statue masculine se rattache aux grandes figures d'ancêtres des Hemba. Chef-d'œuvre d'un corpus restreint, cette effigie fut attribuée aux prestigieux ateliers des Niembo de la Luika, un groupe établi dans la région de la rivière Luika au centre du pays hemba.

 

Statue masculine singiti

  • Population Hemba
  • République démocratique du Congo
  • 19e siècle
  • Bois dur, patine sombre
  • H : 75 cm ; l : 21 cm ; P : 7,5 cm.

 

 

Provenance

  • Ancienne collection Patricia Anne Withofs (1934-1998), Londres
  • Alain de Monbrison, Paris
  • Ancienne collection Marc Ladreit de Lacharrière, Paris
  • Musée du quai Branly - Jacques Chirac (70.2017.66.15), Donation Marc Ladreit de Lacharrière.

Contexte d’origine de l’œuvre

Les figures d’ancêtres des Hemba : commémorer les chefs défunts et légitimer le pouvoir

Majestueuse et sereine, cette imposante statue masculine se rattache aux grandes figures d’ancêtres des Hemba, établis au sud-est de la République démocratique du Congo, dans une région s’étendant du fleuve Congo au lac Tanganyika.

Une grande douceur et une puissante paix intérieure émanent de ces figures ancestrales désignées par le terme générique lusingiti (sg. singiti) en kihemba. Longtemps associées stylistiquement aux productions de leurs voisins Luba, ces sculptures emblématiques furent créées pour commémorer les ancêtres fondateurs de segments de lignages, des chefs défunts « aux yeux ouverts sur un autre monde » qu’on honorait à travers ces portraits idéalisés. Malgré les rares témoignages disponibles sur l’usage et le contexte de ces sculptures, certains noms de chefs liés à ces figures d’ancêtres nous sont aujourd’hui parvenus.

Figures de médiation entre le monde des vivants et des ancêtres, ces effigies étaient généralement taillées dans du Chlorophora excelsa, un arbre souvent planté au centre du village pour honorer la mémoire des ancêtres, garants de la prospérité des vivants. Comme le souligne Constantin Petridis « les lusingiti devenaient actifs grâce à l’imprégnation de la force ou énergie vitale du chef dont ils aidaient à préserver la mémoire. En tant que tels, les portraits commémoratifs de ces figures d’ancêtres ne représentaient pas leur sujet. Ils les rendaient présents et, ainsi, leur permettaient d’influer sur la vie de leurs descendants ». Comme l’a écrit Werner Schmalenbach, ces statues, qui se situent « toujours dans un champ de tension compris entre représentation et « incarnation », […] ne sont pas la simple représentation de tel ou tel être, ils « sont » cet être »1.

Nombreux sont les auteurs à avoir souligné la vie secrète de ces effigies lusingiti définies comme des « création[s] spirituelle[s] qui réside[nt] entièrement dans l’autre monde ». N’apparaissant qu’exceptionnellement en public, ces sculptures - parfois plus d’une vingtaine - étaient conservées à l’abri des regards dans la maison du chef de famille ou dans une petite case qui leur était consacrée, sorte de sanctuaire funéraire édifié devant l’habitation du chef. Dans ces demeures secrètes reposaient également des ossements de chefs défunts. Ces reliques ancestrales associées aux statues qui honoraient la mémoire des chefs constituaient des supports de transmission généalogique et par extension de légitimation du pouvoir et de possession des terres. Plus le nombre de statues possédées par un chef était important, plus sa renommée et l’ancienneté du lignage étaient garanties. Selon François Neyt, « ces effigies faisaient partie d’un culte fondé à la fois sur la notion de survie et sur un système de parenté. Chaque ancêtre [était] compté, situé dans le temps, et conf[érait] à son propriétaire un chaînon, un arbre généalogique précis relatant l’histoire de sa famille et surtout l’autorité de celle-ci sur les terres occupées. »2

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1 PETRIDIS Costa in SPINA Luigi et PETRIDIS Constantin, Hemba, Milan, 5 Continents, 2017, p. 135.
2 NEYT François, Une effigie hemba d’exception, Paris, Galerie Bernard Dulon, 2004.
Photographie d’un chef hemba assis sur un siège à cariatide et entouré de trois statues lusingiti, vers 1970-1985. © D.R
Photographie d’un chef hemba assis sur un siège à cariatide et entouré de trois statues lusingiti, vers 1970-1985. © D.R

Archétypes et influences

Généralement représentées debout, parfois assises et tenant des insignes de pouvoir, ces statues d'ancêtres masculines se caractérisent par des visages méditatifs, des proportions équilibrées, des épaules robustes et rondes, une poitrine légèrement saillante et un cou puissant, parfois annelé. Les volumes pleins et épanouis, traités tout en douceur, concourent à cette impression si particulière de sérénité, de force introspective et de noblesse qui se dégage de ces œuvres. Longtemps considérée comme une variante stylistique des productions sculpturales des Luba orientaux, la statuaire des Hemba n’en demeure pas moins autonome, même si l’influence luba est incontestable. Elle présente également des liens stylistiques, culturels et cultuels avec les Songye, les Tabwa, les Boyo et les populations dites « pré-Bembe » établies dans la région du Lac Tanganyika.

Statue d’ancêtre singiti, Hemba © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain
Statue d’ancêtre singiti, Hemba © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain

Les ateliers des Niembo de la Luika

Chef-d’œuvre d’un corpus restreint, cette effigie fut attribuée aux prestigieux ateliers des Niembo de la Luika, un groupe établi dans la région de la rivière Luika au centre du pays hemba. Les productions rattachées à ce style se caractérisent par des visages ovales allongés et des proportions plus élancées.

Extrêmement proche d’une statue assise de l’ancienne collection Jacques Kerchache, et rattachée par François Neyt au même atelier, on observe la même souplesse des volumes et la même précision dans la figuration des détails, notamment la représentation des oreilles, des lèvres charnues, du nez fin et aquilin légèrement pincé à l’arête axiale marquée, des yeux en amande entrouverts et des arcades sourcilières fines, comme le collier de barbe et le diadème enserrant la coiffure quadrilobée.

Structures formelles, gestes et attributs symboliques

Si la patine sombre et laquée témoigne des onctions rituelles régulières qui lui étaient prodiguées, les choix plastiques qui présidèrent à la réalisation de cette figure sont également particulièrement porteurs de sens. Ainsi, la structure formelle et certains détails ornementaux tels que la coiffure mettent en évidence des zones symboliques du corps. 

Dessin d’une coiffure cruciforme : "Coiffures de l’Uguha et du Maniema". © D.R
 

La diversité et le raffinement des coiffures, marqueurs significatifs de statut social et d’appartenance culturelle, ont fortement frappé les Européens qui ont parcouru cette région d’Afrique. Les structures quadrilobées ou cruciformes observables également sur les productions des Luba, sont caractéristiques de la région et sont retranscrites sur les effigies ancestrales des Hemba.

La très belle coiffure de notre effigie, constituée d’un chignon quadrilobé prolongé par quatre tresses verticales et horizontales qui se croisent à l’arrière, met en évidence la tête, siège de l’intelligence et de l’énergie vitale. Cet entrecroisement de tresses évoquerait une des fonctions essentielles de « l'ancêtre, qui, d'une saison à l'autre, conduit son groupe vers de nouvelles terres à cultiver, et conserve à l'intérieur même de sa coiffe les précieuses semences. »3

L’importance de la pérennité du lignage est également matérialisée symboliquement par la zone ombilicale particulièrement proéminente. Évocation manifeste du lien ontologique avec les ancêtres, la région ombilicale, souvent mise en évidence dans les arts d’Afrique subsaharienne, est encadrée par les mains aux paumes tournées vers le ciel en signe de protection. Cette partie ventrale à l’ombilic saillant symbolise le centre vital du clan - le terme ventre et clan étant synonymes en kihemba. Les barbes et les diadèmes constituent enfin des signes d’autorité et la médiation avec les ancêtres est évoquée par les yeux mi-clos, ouverts à la fois sur un monde intérieur et extérieur.

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NEYT François, Une effigie hemba d’exception, Paris, Galerie Bernard Dulon, 2004.
Statue d’ancêtre singiti, Hemba. Détail de la zone ombilicale. © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain 
Statue d’ancêtre singiti, Hemba. Détail de la zone ombilicale. © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain 

Historique de l’œuvre et son parcours

Cette statue fut acquise par Patricia Anne Withofs (1934-1998) avant 1977, à une époque où ces œuvres étaient encore très peu connues et mal identifiées. Collectionneuse éclectique et passionnée, elle fit l’acquisition de chefs-d'oeuvre, aussi bien de l’art moderne que de l’art extra-européen. D’origine australienne, mariée au marchand d’art bruxellois René Withofs, Patricia Anne Withofs fait partie de ces rares femmes qui, dans la seconde moitié du 20e siècle, ont marqué les esprits par la constitution de collections exceptionnelles guidées par un haut degré de recherche qualitative. Acquise par Marc Ladreit de la Charrière, la statue d’ancêtre hemba occupa pendant un moment une place de choix dans son bureau avant de rejoindre les collections du musée du quai Branly - Jacques Chirac en 2017.

Bibliographie sélective et cartographie

Cartes

Thierry Renard (2020), musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris.

 

Publications

BAEKE Viviane, BOUTTIAUX-NDIAYE Anne-Marie, DE PALMENAER Els, VERSWIJVER Gustaaf, et. al., Trésors d’Afrique. Musée de Tervuren, Tervuren, Musée Royal de l’Afrique centrale, 1995.

COLLE Pierre, Les Baluba (Congo belge). Sociologie descriptive, Bruxelles, Albert Dewit, 2. Vol, 1913.

DE STRYCKER Louis, NEYT François, Approche des arts hemba, Villiers le Bel, Arts d’Afrique Noire, 1975.

HORE Edward C., « On the twelfe Tribes of Tanganyika » in Journal of the Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, XII, 1882.

JACQUES Victor et STORMS Emile, « Notes sur l’ethnologie de la partie orientale de l’Afrique équatoriale » in Bulletin de la Société d’Anthropologie de Bruxelles, 1886-1887.

JOUBERT Hélène (Dir.), Éclectique : Une collection du XXIe siècle, Paris, musée du quai Branly - Jacques Chirac ; Flammarion, 2016.

LA GAMMA Alissa, Heroic Africans: Legendary Leaders, Iconic Sculptures, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2012.

LIVINGSTONE DAVID, Dernier journal du Docteur David Livingstone, Hachette, Paris, 1876, 2. vol.

NEYT François, La grande statuaire Hemba du Zaïre, Louvain-la-Neuve, Institut Supérieur d'Archéologie et d'Histoire de l'Art, 1977.

NEYT François, Une effigie hemba d’exception, Paris, Galerie Bernard Dulon, 2004.

OLBRECHTS Frans, Arts plastiques du Congo, Erasme, Bruxelles, 1946.

SCHMALENBACH Werner (Dir.), Arts de l’Afrique noire dans la collection Berbier-Mueller, Genève, Nathan, 1988.

SPINA Luigi et PETRIDIS Constantin, Hemba, Milan, 5 Continents, 2017.