Statue féminine assise allaitant
Côte d’Ivoire, Sénoufo
Assise sur un tabouret, une femme allaite des jumeaux à chacun de ses seins oblongs; ses bras aux très longs avant-bras sont levés et tiennent une coupe au-dessus de la tête; son ventre est marqué autour du nombril par une scarification en croix. Ces œuvres associées à la divination étaient portées lors de réunions de femmes membres du Sâdo’o, organisation de devineresses exclusivement féminine.
Statue féminine assise allaitant
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Population sénoufo
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Côte d’Ivoire, région Nord
- 19e siècle
- Bois, métal, patine luisante
- H : 65 cm ; l : 20 cm ; P : 22 cm.
Provenance
- Ancienne collection Emil Storrer, Zurich, avant 1952
- Ancienne collection Josef Mueller, Soleure (Solothum), Suisse
- Musée Barbier-Mueller, Genève
- Alain de Monbrison, Paris
- Ancienne collection Marc Ladreit de Lacharrière, Paris
- Musée du quai Branly - Jacques Chirac (70.2017.66.19), Donation Marc Ladreit de Lacharrière.
Contexte d’origine de l’œuvre
Expression magistrale du thème universel de la maternité, cette figure féminine allaitant ses deux nouveau-nés illustre la place fondamentale de la femme dans les arts de Côte d’Ivoire. Elle permet d’évoquer le monde rituel et spirituel complexe des Sénoufo (ou Senufo) dont les productions sculptées, aujourd’hui emblématiques des arts d’Afrique subsaharienne, sont essentiellement liées à des institutions ou des sociétés initiatiques qui constituent, aujourd’hui encore, des piliers fondamentaux de la vie sociale, politique et religieuse d’un grand nombre de communautés.
Les Sénoufo (terme dérivant des mots malinké siene ou syeen et fo désignant « ceux qui parlent la langue siené ou sénari ») sont rattachés aux groupes linguistiques voltaïques ou gour et sont constitués d’une cinquantaine de sous-groupes répartis sur une vaste aire géographique comprenant le sud du Mali, le sud-ouest du Burkina Faso, le nord de la Côte d’Ivoire et le nord-ouest du Ghana.
Dans le secret des bois sacrés : les institutions traditionnelles des Sénoufo
Plusieurs institutions de contrôle social ou des « sociétés secrètes » initiatiques occupent une place fondamentale dans la vie communautaire de nombreux groupes sénoufo. Agissant comme un ciment social fédérateur, elles garantissent la cohésion du groupe ainsi que la pérennité des valeurs et des traditions ancestrales notamment grâce à l’usage de masques, de statues et d’un ensemble d’objets cultuels qui occupent lors d’importantes cérémonies rituelles ainsi que pour les funérailles, une fonction didactique et symbolique de premier plan.
L’organisation la plus connue, souvent considérée comme la plus importante, est la société secrète du Poro, réservée aux hommes. Bien que certaines femmes ménopausées ou préménopausées puissent en faire partie, cette société initiatique essentiellement masculine est basée sur un système d’autorité hiérarchisé en classes d’âge, prenant en charge l’initiation des garçons dès l’âge de 7 ans environ jusqu’à l’âge de 28 ou 30 ans. Si le Poro a été particulièrement étudié chez les Sénoufo du nord de la Côte d’Ivoire, il est également présent en Guinée (où il serait apparu au 16e siècle) chez les Toma et les Kono ainsi qu’au Libéria et en Sierra Leone. Traditionnellement1, les initiations suivent un cycle septennal (tous les sept2 ou six ans et demi) et comprennent théoriquement trois phases : une phase « enfantine » (gbowra ou kamuru), une phase « adolescente » (kwonro) et la phase finale (tyologo)3. Selon Gilbert Bochet, « les deux premières phases privilégient l’ordre social. On y conforme les générations, on modèle un homme-type par l’imposition d’une discipline et d’une didactique autoritaires, répétitives, insistantes jusqu’à l’obsession. La dernière phase est celle, mystique et ontologique de l’initiation proprement dite, effectuant la création d’un homme nouveau et la reproduction du microcosme villageois. »4 Les initiations sont délivrées par les anciens ou des tuteurs de la génération précédente et se déroulent dans une enceinte située en périphérie du village, strictement interdite aux non-initiés. Ce lieu de réclusion initiatique est communément désigné par le terme « Bois Sacré » (Sinzang ou Sinzanga) dont la structure, véritable microcosme, correspond à une géographie symbolique complexe.
L’autre institution fondamentale est celle du Sandogo, une puissante organisation de devineresses détenant une fonction sociale, religieuse et judiciaire5 particulièrement importante. Un des rôles principaux de cette société secrète était de contrôler la pureté rituelle du lignage, tâche dévolue aux femmes au regard du système de transmission matrilinéaire6 de la société sénoufo. Bien que la société du Sandogo soit théoriquement réservée aux femmes, certains hommes, très rarement, pouvaient en faire partie s’ils avaient été choisis par des esprits. Au cours de leurs premières années au sein du Sandogo, les initié(e)s assimilaient les connaissances leur permettant de maîtriser l’art de la divination, apprenant ainsi à communiquer avec les tugubele (ndebele ou madebele selon les groupes et les dialectes), les esprits ou génies de la brousse (plus largement de la nature sauvage) responsables de certains maux dans le quotidien des hommes et dont l’origine pourra être déterminée par le sando [devin ou devineresse ; pl. sandobele]7. Cet apprentissage permettait également d’identifier les relations non autorisées ou extra-conjugales avec des hommes extérieurs au lignage afin de préserver l’intégrité du groupe. Selon Anita Glaze « la confrérie du Sandogo est considérée comme un des fondements essentiels du monde et de la vie villageoise sénoufo, et la divination du sando comme une pratique qui préserve la vie. […] Dans la pensée et dans la tradition orale des Sénoufo, l’homme cède le pas à la femme et le Sandogo précède le Poro tant en termes de tradition mythologique que de valeur culturelle. […] Le principe sénoufo de la primauté de la femme ne se limite pas au seul aspect biologique de la primauté femelle, il concerne aussi le rôle rédempteur et le pouvoir salvateur des sandobele [devins] qui servent de liens de communication vitaux avec l’univers spirituel. »8
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Bognan Fofana, sando, en consultation, village de Ouézonon, Côte d’Ivoire. © Karl-Heinz Krieg
Rites et fonctions : du Tyekpa au Sandogo
Le Tyekpa ou Poro des femmes
Ce type de maternité assise relèverait selon certains spécialistes de la société secrète du Tyekpa, une branche féminine du Poro qu’on ne retrouverait que chez les Sénoufo Fodonon du sud-ouest de Korhogo et qui assurait les mêmes fonctions que le Poro des hommes. Dans ce contexte, ces statues étaient notamment portées en procession par les initiées lors des funérailles d’une des membres du Tyekpa appelé également « Poro des femmes ».
Bien que des manifestions publiques extérieures au bois sacré pouvaient avoir lieu9, les confréries du Poro et du Tyekpa sont fondamentalement liées à la notion du secret. Ce lien éminemment puissant fédérant les initiés, constitue un « facteur d’organisation sociale, [qui] exclut ceux qui ne sont pas dedans et, de cette façon, […] segmente l’ordre social, ce qui en facilite la préservation. »10 Le nombre et l’organisation interne11 des bois sacrés peuvent varier en fonction des corporations auxquelles ils sont liés et de la taille des agglomérations où ils se tiennent. Si le nombre de trois bois sacrés par village correspond à la norme générale évoquée par les chercheurs, ce nombre peut s’élever à une vingtaine dans certaines agglomérations. Enfin, comme l’a souligné Gilbert Bochet « le système du Poro […] n’est pas un monument immuable, témoin intact surgi du passé, mais une structure historique variant sans cesse au gré des conjonctures et des accidents. L’observation n’en saisit qu’un moment. Or, il se trouve qu’elle commence au moment où cette partie de l’Afrique connaît une accélération profonde et rapide de l’Histoire. »12
Dans ce contexte, sans études précises recueillies sur le terrain, la fonction de certaines œuvres associées aux cultes divinatoires ou aux rituels effectués au sein du bois sacré est parfois difficile à déterminer. Les nombreuses statues anthropomorphes utilisées dans le cadre des cultes du Poro sont généralement identifiées par leur taille plus importante (entre 90 et 130 cm environ)13 tandis que les statues plus petites (entre 20 et 50 cm)14 portant le nom générique de túgubèlè (nom renvoyant également aux esprits ou génies de la brousse) sont associées aux pratiques divinatoires. Selon Anita Glaze « du point de vue des dimensions et de la quantité, les sculptures qui composent l’attirail des sandobele [devins ou devineresses] sont moins impressionnantes et ont un caractère moins dramatique que celles de la société masculine du Poro ; elles sont mieux adaptées à l’espace intime et restreint de la pièce de consultation et au rapport entre sando et client. »15
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Une fonction liée à des pratiques divinatoires
Selon plusieurs hypothèses, cette maternité aurait également pu jouer un rôle important dans des rites anti-sorcellerie et des pratiques divinatoires dont l’importance est encore très prégnante dans le quotidien de nombreux pays d’Afrique, notamment en Côte d’Ivoire. Le détail de la corne d’antilope sculptée au fond de la coupe, évoquant celles qui étaient utilisées pour transporter des « médecines » ou des substances considérées comme magiques, pourrait corroborer cette thèse.
Sa patine profonde et composite, révélant les abondantes onctions de beurre de karité, d’argile blanche et d’ocre rouge16, atteste de sa très longue et récurrente utilisation liée à des pratiques rituelles. Comme le souligne Anita Glaze, « le fait de recouvrir les figures féminines d’épaisses couches de blanc rituel dénote un pouvoir magique et évoque les ressources surnaturelles des femmes en tant qu’agents défenseurs contre la sorcellerie.»17 Un rapprochement stylistique établi avec une autre statue porteuse de coupe associée à la divination et non au Tyekpa à cause du petit sac qu’elle porte en bandoulière, pourrait étayer l’hypothèse de la fonction divinatoire. Pour Burkhard Gottschalk, ces deux statues pourraient avoir été réalisées par le même sculpteur. Deux groupes ou corporations d’artisans spécialisés dédient leur production à la sculpture sur bois, les forgerons (les fonombèlè) et les sculpteurs à proprement parler (les kulibèlè). Selon Burkhard Gottschalk, les productions des kulibèlè se distingueraient par une facture plus naturaliste par rapport aux réalisations des fonombèlè. Anita Glaze, qui souligne également le traitement naturaliste de cette maternité, voit dans le traitement particulier des bras le témoignage d’un style ancien de la région de Korogho. Selon elle, « cette figure présente plusieurs traits stylistiques de la tradition sculpturale kuleo, par exemple les dessins des scarifications définies par des zones rectilignes de hachures et certains détails anatomiques tels que les doigts séparés. En outre, le thème iconographique de la mère en train d’allaiter renvoie directement aux kulebele qui prétendent avoir inventé ce motif. »18
Enfin, la coiffure constituée d’une crête sagittale tressée qui se déploie le long de la ligne médiane au sommet du crâne, présente deux petites excroissances au niveau du front et de la nuque. Cet arrangement capillaire évoquerait un caméléon stylisé et renvoie aux mythes originels, en l’occurrence les cinq animaux primordiaux de la cosmogonie sénoufo (le caméléon - le premier né -, le python, le calao, le crocodile et la tortue)19 créés par le Dieu suprême Kulyotolo avant le couple originel qui engendra l’espèce humaine. Tout comme le python, le caméléon, associé à la sagesse et à l’intelligence, est considéré comme un messager privilégié intercédant auprès des forces surnaturelles20. Son iconographie est particulièrement présente sur les objets et les accessoires yawiige rattachés à l’attirail indispensable des devins, tout comme les petites figurines ou les bagues en laiton représentant cet animal.
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Le Sâdo’o ou Sandogo
En se basant sur plusieurs années d’études de terrain en pays sénoufo, Till Förster et Suzan Elizabeth Gagliardi associent également ce type de statues féminines porteuses de coupe à la société du Sâdo’o ou Sandogo. Comme les sociétés du Poro et du Tyekpa, la société du Sandogo faisait intervenir des sculptures en bois dont les plus importantes étaient des figures féminines assises porteuses de coupe21. Chaque membre du Sandogo possédait une statue. Ces statues, plus grandes que les figures des devins sandobele, mesuraient environ soixante centimètres de haut22, taille correspondant à cette maternité de l’ancienne collection de Josef Mueller et de Marc Ladreit de Lacharrière. La jatte qu’elle porte sur la tête aurait pu contenir du beurre de karité, un produit étroitement associé au monde féminin et au travail des femmes qui en assuraient la production23. Une fois par an, généralement en novembre ou décembre, la société du Sandogo organisait une fête qui regroupait tous ses membres. Au cours de cette fête interdite aux hommes, les statues étaient sorties des maisons de leurs propriétaires puis disposées au milieu de la cour du membre le plus éminent de l’organisation, en l’occurrence la devineresse la plus âgée, pendant que des chants célébrant la création et l’avènement du Sandogo étaient entonnés toute le nuit.
Bien que l’accès aux cultes du Sandogo soit théoriquement exclusivement réservé aux femmes, quelques hommes, notamment des devins-guérisseurs, ont pu voir ou intégrer ce type de statues assises dans le cadre de certains rituels. Une photographie prise par Till Föster en novembre 2013 à Korhogo montre un devin et des membres d’une société de chasseurs honorant des esprits de la nature incarnés par des sculptures alignées devant eux, notamment une figure assise porteuse de coupe de taille plus importante.
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L’image de la mère allaitante : corps glorifié et symbole de fertilité
Le corpus de maternités allaitant un ou plusieurs nouveau-nés occupe une place particulièrement importante dans la statuaire sénoufo.
À travers la puissance sensuelle des formes pleines et vigoureuses magnifiées par la patine sombre et huileuse, le geste sculptural s’est construit pour glorifier la femme-mère, sa beauté et le pouvoir qu’elle tire de son corps nourricier et fécondant.
Cette iconographie de la mère renvoyant à la primauté de la fécondité à l’échelle individuelle mais aussi collective, s’inscrit également dans des problématiques concrètes, celles des « grandes endémies, [d]es carences alimentaires, la mortalité infantile, les guerres, l’esclavage [en référence notamment à la violence des campagnes de Samori Touré24] entraînant à la fois une forte et constante déperdition de substance humaine, la crainte obsessionnelle de l’extinction du groupe […] et le souci d’y remédier par une forte natalité. Ces préoccupations sont illustrées […] par l’image de la Mère allaitant […] et celle du couple générateur, qui inspirent une grande part de la statuaire sénoufo. »25
Un corps matérialisant les idéaux culturels de beauté est aussi associé à un corps sain et fertile. La zone ventrale, mise en évidence dans la sculpture par le mouvement généré par la cambrure du bas du dos, apparaît comme protégée par le corps des deux nourrissons dont l’agencement, presque architectural, s’articule comme une extension voire un aboutissement de la poitrine gonflée, en même temps qu’il évoque la forme de deux mains entourant l’abdomen (celles-ci étant mobilisées pour tenir la jatte en équilibre).
Les marques ombilicales reproduites sur cette maternité, renvoyant aux scarifications des femmes effectuées lors de l’initiation au Tyekpa, sont également chargées d’une signification symbolique. On retrouve ce motif constitué de plusieurs stries rayonnantes entourant l’ombilic (kunage), figuré au centre de certaines portes sculptées korugo. Cette image évoquerait l’ombilic maternel et correspondrait selon Bohumil Holas au « symbole conventionnel du microcosme villageois et du foyer fécond d’où rayonnent les vies. »26 Pour Gilbert Bochet ces motifs rayonnants soulignent et renvoient plus largement au ventre de la femme « en même temps [qu’ils] symbolise[nt] la partition du monde en un graphe semblable à ceux que, dans le bois sacré, l’on peint sur le pisé des cases initiatiques. »27
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Le lait de la connaissance et la Mère primordiale
Au-delà de la beauté formelle, l’image de la maternité évoquerait la Mère primordiale Ka’atyeleo ou Katiolo vénérée par tous les « enfants du Poro » - les initiés étant souvent comparés à des enfants ou des nourrissons - qui à chaque étape du cycle d’initiation sont nourris par Ka’atyeleo du « lait de la connaissance ». Comme l’a souligné Herbert M. Cole, l’image de l’allaitement correspond à un besoin biologique fondamental mais également à une construction culturelle qui, dans le cadre particulier du contexte initiatique du Poro, « implique une mort symbolique, suivie d’une renaissance par le vagin de la Mère primordiale. […] Une cérémonie ultérieure symbolise le « sevrage » par la Mère […]. Des années durant, au cours du cycle d’initiation, les jeunes gens en formation diront qu’ils sont « au travail de (leur) mère ».28
En effet, lors de la phase finale du Poro appelée tyologo, les initiés auront - parmi les nombreuses épreuves à endurer - à ramper pendant plusieurs heures dans un tunnel d’eau boueuse symbolisant le vagin de la Mère primordiale avant d’intégrer par une porte étroite le gbodonon, ou « Grenier de la mère », situé dans l’enclos du tyoka’a du bois sacré. Ils réintègrent ainsi le ventre de la Mère et meurent symboliquement avant de renaître au monde pleinement accomplis. Ainsi, au sein du bois sacré où elle réside, la Mère primordiale Ka’atyeleo « incarne un ensemble d’idées manifestes et cachées, tout comme l’initiation qu’elle préside et durant laquelle elle dispense - bien que par le biais de précepteurs masculins - un enseignement tant pratique qu’ésotérique à des novices, ses enfants […]. Elle est censée absorber ces êtres informes - jeunes mâles qui viennent de quitter leurs véritables mères afin de rejoindre son enceinte - pour les restituer plus tard sous l’aspect d’êtres humains totalement formés [et] sevrés à la fin du cycle […]. »29 Pour Gilbert Bochet, « les classes d’âge les plus anciennes, les plus chargées de savoir, les plus avancées sur la voie d’un certain contrôle de la relation avec le surnaturel, constituent la meilleure incarnation possible de la « Mère », c’est-à-dire de l’ordre cosmique, fragile et limité, qui autorise l’existence des hommes. »30
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Passage d’un initié tyolo dans la mare d’eau boueuse qui figure le vagin de la Mère. © G. Bochet./© D.R.
Historique de l’œuvre et son parcours
Cette maternité sénoufo fut collectée au début des années 1950 par le collectionneur et marchand de Zurich Emil Storrer. Elle fut ensuite acquise auprès de ce dernier par Josef Mueller (ou Müller)31 en 1952. Comptant parmi les fleurons de sa collection d’arts africains, elle intégra à sa mort (1977) les collections du musée Barbier-Mueller, fondé la même année suivant la volonté de son gendre, Jean Paul Barbier-Mueller, et de sa fille, Monique Mueller.
En 1946, le culte du Massa mené par Mpéni Dembellé, un prêtre traditionnaliste originaire du village de Wolo près de San (actuelle République du Mali) se répandit dès 1949 au Burkina Faso, en Côte d’ivoire et au nord du Ghana.32 Ce culte iconoclaste d’influence musulmane appelé aussi « culte de la corne » fonda essentiellement sa réputation et son autorité sur l’éradication de toutes les pratiques considérées comme liées à la sorcellerie, provoquant une déstabilisation des cultes locaux, notamment au nord de la Côte d’Ivoire dans la région sénoufo, et en corollaire, l’abandon de milliers d’objets cultuels qui furent sortis des bois sacrés. Certains disparurent, d’autres furent récupérés ou revendus aux Européens présents sur place pour éviter leur destruction. Une célèbre photographie prise par le père Clamens en 1951 dans le bois sacré de Lataha montre plusieurs statues et autres objets cultuels soigneusement alignés et « prêts à la vente »33. Selon Burkhard Gottschalk, s’appuyant sur l’hypothèse du père Clamens, ce lieu aurait été utilisé comme un endroit de stockage des objets du Poro menacés de destruction par les émissaires du Massa34. Comme l’a évoqué Patrick Royer, « les représentants du Massa en pays senufo exigèrent que tous les objets cultuels directement ou indirectement impliqués dans la sorcellerie (c’est-à-dire dont la dimension agressive constituait une partie du pouvoir) soient jetés. […] Beaucoup d’objets rituels importants, y compris des sculptures appartenant à la société d’initiation du Poro, furent abandonnés. […] récupérés par des administrateurs coloniaux, des missionnaires et des marchands d’art et se retrouvèrent dans des musées en Europe et en Amérique du nord. »35 Parmi ceux qui collectèrent ces objets, il faut citer les missionnaires Gabriel Clamens (1907-1964) et Michel Convers (1919-2002), l’administrateurs colonial Gilbert Bochet ou encore le Suisse Emil Storrer (1917-1989), qui ramena dans les années 1950 les plus beaux exemplaires de la statuaire sénoufo connus aujourd’hui. Certains contribuèrent au prestige de collections muséales, notamment celle du Rietberg Museum de Zürich, et à celui de collections privées, comme celle de Josef Mueller.
Amoureux des arts, Josef Mueller (1887-1977) l’était depuis sa prime jeunesse. En témoigne cette lettre qu’il écrivit à un ami en 1911, alors âgé de vingt-quatre ans : « J’ai découvert le but de ma vie, le pôle vers lequel toutes mes pensées, mes efforts, mes sentiments vont se diriger. Et cette étoile qui brille devant mes yeux, dans la nuit du monde changeant et agité, cette étoile solitaire, lointaine et tranquille, c’est l’Art »36 La même année, à la suite d’une visite à Paris, il fait l’acquisition de son premier Cézanne Le jardinier Vallier dans la vente de la collection de Henry Bernstein et en concurrence avec Ambroise Vollard. S’ensuivront des Picasso, des Braque, des Matisse, des Renoir, des Bonnard, des Léger, des Miró, des Ernst et des Kandinsky découvert en 1914 à Chicago, sans oublier sa collection de peintres suisses (en particulier le peintre et ami Ferdinand Hodler et Cunot Amiet) auxquels il était particulièrement attaché. Les années 1930, marquées par la crise économique, ne lui permettent plus d’acquérir autant de tableaux que dans les années 1920. Mais loin de renoncer à sa passion pour les inventions plastiques les plus inédites, Josef Mueller va se mettre à acquérir un ensemble d’antiquités et d’œuvres extra-européennes « montra[n]t un émerveillement d’enfant en face d’une hache en pierre polie, d’une cuiller ou d’une épingle à cheveux en ivoire, d’un bol à thé japonais, dont les formes simples et pures révélaient ce qu’il y a de meilleur dans l’homme : le goût de ce qui est harmonieux. »37 Entre 1938 et 1942 - date à laquelle il retourne vivre à Soleure, sa ville natale - les objets d’art africain et océanien s’accumulèrent par milliers dans son atelier du boulevard Montparnasse où il avait l’habitude de stocker ses nombreux achats et au fur et à mesure un musée imaginaire se formait. Son gendre, Jean Paul Barbier, dans l’avant-propos du catalogue de l’exposition Sculptures d’Afrique : Collection Barbier-Müller qui eut lieu en 1977, évoqua la constitution de son impressionnante collection d’œuvres extra-européennes, considérée comme la plus importante au monde : « […] les pièces les plus importantes furent acquises au cours des deux périodes principales : d’abord entre 1930 et 1942 à Paris, puis après son retour en Suisse, essentiellement entre 1950 et 1955. Dans la première période, ses marchands étaient surtout parisiens (notre ami Charles Ratton, Vignier, Louis Carré, Ernest Ascher et Pierre Vérité). Dans la deuxième période, son principal fournisseur a été Emil Storrer, ainsi qu’un courtier bâlois qui lui procura plusieurs pièces appartenant, depuis le début du siècle, à une mission suisse, comme le grand fétiche à clou. […] Sans cesse jusqu’à son dernier souffle, les beaux objets populaires, les statuettes ou masques africains et océaniens, les terres cuites et bronzes ou marbres antiques, les tableaux continuèrent à s’amonceler dans sa vaste maison. Quelques mois avant sa mort, il achetait un siège akan à Zürich, puis une cariatide féminine, superbe fragment de siège luba-hemba : il allait fêter ses 90 ans et exerçait son « métier de collectionneur » depuis l’âge de 20 ans, son intérêt pour Cézanne et sa première visite chez Ambroise Vollard datant de 1909… »38
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Bibliographie sélective et cartographie
Cartes
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Publications
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Ressources audiovisuelles
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