Statue féminine
Libéria/Côte d’Ivoire, Bassa
On ne connaît que très peu d'exemplaires de ce type de statues. Cette statue féminine bassa du Libéria évoque une jeune fille nubile dont le passage de l'enfance à l'âge adulte était encadré par une société féminine secrète connue sous le nom de Sande.
Statue féminine
- Population Bassa
- Libéria/Côte d’Ivoire
- 19e siècle
- Bois, pigments, textile, fibres végétales, perles de verre
- H : 60 cm ; l : 18 cm ; P : 15 cm.
Provenance
- Ancienne collection Roger Bédiat (1897-1958), Abidjan
- Ancienne collection Hélène et Philippe Leloup, Paris
- Ancienne collection Marc Ladreit de Lacharrière, Paris
- Musée du quai Branly - Jacques Chirac (70.2018.2.1), Donation Société Fimalac Participations.
Contexte d’origine de l’œuvre
Cette statue féminine dont on ne connaît que très peu d’exemplaires similaires, nous livre une image profondément touchante et rare. Elle évoquerait une jeune fille nubile dont le passage de l’enfance à l’âge adulte était encadré par une société féminine secrète connue sous le nom de Sande. Son activité est répandue notamment chez les Bassa, une population du groupe linguistique krou occupant essentiellement les comtés de Rivercess et de Grand Bassa au Libéria et l’est de la Sierra Leone pour une minorité d’entre eux1.
Décrite dès 16682 par le médecin et géographe hollandais Olfert Dapper, la société féminine du Sande, également appelée Bundu selon les populations, est en usage chez de nombreux groupes en Sierra Leone, au Libéria, et en Guinée3. On la retrouve chez les Gola où elle trouverait son origine4, les Kpelle, les Gbandi, les Toma, les Mano, les Gio, les Dei, les Vai, les Sherbro, les Temne et les Mende. Si les masques de la société du Sande sont bien connus et relativement bien répertoriés, en particulier chez les Mende de Sierra Leone, la statuaire est beaucoup plus rare et les hypothèses sur son usage et son contexte d’utilisation n’ont pu être vérifiées avec certitude.
L’artiste pourrait avoir ici saisi, dans la délicatesse du modelé de ce corps gracile, dans la retenue subtile du geste et la représentation de la poitrine naissante, un état transitoire difficile que l’on désigne communément en Occident par le terme d’adolescence. Chez de nombreuses populations d’Afrique, ce phénomène complexe de transformation physique et biologique correspondant à la puberté, lié à un processus de transition sociale parfois brutal, était traditionnellement pris en charge par des sociétés initiatiques masculines ou féminines dépositaires des valeurs et des traditions ancestrales.
Durant une période de réclusion plus ou moins longue à l’extérieur du village, les épreuves ou rites de passage subis par les jeunes initiés étaient destinés à insérer chaque individu dans la communauté et garantir la cohésion de la collectivité en agissant comme un ciment fédérateur transmettant l’histoire du groupe, les mythes, les règles et les interdits. Piliers fondamentaux de la vie sociale, mais aussi politique et religieuse d’un grand nombre de communautés, ces institutions revêtant une fonction didactique de premier ordre, exerçaient surtout un rôle de contrôle social et de régulation des mœurs. Dans le cas des initiations féminines comme le Sande, elles visaient principalement à préparer les jeunes filles à ce à quoi la société considère qu’elles sont intrinsèquement dévolues : le mariage et la maternité. Selon Hélène Joubert, « le sculpteur a évoqué la rigueur des épreuves subies par l’adolescente, sur le petit visage au traits enfantins marqué par la fatigue et la douleur. Les petites parures de perles de verre et pendentifs blanchis au kaolin au niveau des hanches et des oreilles, la coiffure en tresses en fibres végétales, les anneaux de jambe en laiton complètent cette description fidèle. »5
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La société féminine du Sande
S’étendant sur une vaste région englobant la Sierra Leone, la Guinée, le nord-ouest et le centre du Libéria6, la société secrète du Sande était responsable de l’éducation des jeunes filles pubères afin d’en faire des femmes adultes responsables dont le comportement moral et sexuel serait considéré comme exemplaire lors de leur réintégration dans leurs communautés respectives. Cette initiation qui durait autrefois plusieurs années7 comprenait plusieurs phases. La première, constituée d’épreuves physiques et d’un apprentissage complexe, correspondait à une période de réclusion initiatique8 durant laquelle s’opérait une transformation mentale et physique des fillettes. Ce passage de l’enfance à l’âge adulte s’effectuait dans un enclos sacré situé à l’extérieur du village. Lieu de transition cruciale conçu comme un espace « liminaire »9, le bois ou bosquet sacré était spécifiquement construit pour chaque session accueillant les nouvelles initiées10 dont la prise en charge était assurée par les femmes gradées du Sande. Connue sous le nom de Mayo11 ou Ma Zo chez les Mende, Mzoa chez les Gola ou Zo Kema12 chez les Vai, la chef de l’association, généralement une femme âgée13, est considérée comme la dépositaire des traditions du Sande et l’ultime décisionnaire en cas de transgressions ou de manquements aux lois de l’organisation14. Particulièrement aguerrie dans le domaine de la pharmacopée, elle est capable d’entrer en contact avec les esprits et de maîtriser une force appelée Hale15 associée à la magie et au monde « supranaturel »16. Cette puissance invisible est liée à l’univers aquatique où séjournent les esprits et les ancêtres. Parmi les rangs les plus hauts de la société du Sande, œuvrent d’autres femmes d’âge mûr connues sous le nom générique de Sowei17. Ce sont elles qui formeront les initiées et qui porteront les masques18.
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La réclusion initiatique
Parfois escortées par un personnage masqué, les jeunes filles sont séparées de leur famille et conduites au bois sacré où elles sont vêtues de nouveaux habits, tondues, dotées d’un nouveau nom19 et enduites de kaolin. Cette argile blanche recouvrant leur corps symbolise leur nouvel état20 marquant la rupture avec leur ancien monde et leur adhésion au renouveau, au secret et à la magie du Sande. Protégées par la force invisible de Hale21, les initiées vont être façonnées, modelées pour correspondre aux idéaux physiques, moraux et socio-culturels en vigueur. Durant cette période de réclusion initiatique, les jeunes filles vont suivre des règles strictes et acquérir de nombreuses connaissances relevant notamment du domaine domestique afin de devenir des femmes vertueuses au comportement exemplaire22 - de bonnes épouses et des mères fécondes. On leur enseigne également les mythes, les chants et les danses, les secrets de la pharmacopée et des médecines magiques, les rituels et les cérémonies masquées du Sande. La modestie, la diligence et le respect des aînées23 constituaient des valeurs essentielles inculquées aux jeunes filles qui devaient accomplir de nombreuses tâches pour les femmes gradées du Sande afin de les préparer à vivre avec plusieurs épouses au sein d’une même maison24.
La réappropriation du quotidien
Après la période initiale d'isolement, les jeunes filles, protégées par des médecines ou des amulettes magiques25 et le corps recouvert de kaolin, étaient autorisées à retourner au village auprès de leur famille pour y accomplir de nombreuses tâches domestiques26. Elles réintégraient le bois sacré à la tombée du jour où elles entonnaient, parfois jusque tard dans la nuit, les chants du Sande27. L'une des fonctions principales du Sande étant de protéger la virginité des jeunes filles jusqu'à la fin de leur formation28, tout contact avec les hommes devait être évité au maximum et les relations sexuelles étaient strictement interdites durant cette période de réappropriation du quotidien. Celles et ceux qui enfreignaient ces règles encouraient de lourdes peines qui, dans l’imaginaire collectif, pouvaient se solder par la mort29. À la fin du processus initiatique, les responsables des cultes révélaient aux jeunes filles les secrets les plus importants du Sande.
Après avoir été exposées à des rites magiques30 destinés à tester leur intégrité, les initiées étaient emmenées à la rivière où leur corps blanchi au kaolin était lavé. Dorénavant membres du Sande et prêtes à être mariées, elles étaient coiffées et parées pour leur retour au village. Cette réintégration dans le monde adulte était célébrée par d’importantes fêtes communautaires durant lesquelles se produisaient les célèbres masques du Sande. Faisant figure d’exception au sein du corpus des masques sculptés d’Afrique subsaharienne, ces masques-heaumes à la structure formelle immédiatement reconnaissable, font partie des très rares exemplaires connus à être portés par des femmes. Ces célébrations étaient également l’occasion pour les initiées de montrer leur maîtrise des chants et des danses acquise au sein du bois sacré. Source de grande fierté pour les jeunes filles, ces représentations suscitaient l’admiration et le respect de l’ensemble de la communauté31.
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Le secret
Liées par le serment de maintenir dans le secret le plus total32 tout ce qui se rapporte de près ou de loin aux activités du Sande, les initiées sont unies par un lien indéfectible généré par la séparation brutale du monde qu’elles connaissent, par le secret qu’elles partagent et par les épreuves qu’elles endurent ensemble. Le non-respect de cette obligation de la part des initiées (ou d’un profane qui tenterait de percer les secrets de l’organisation) peut entraîner, selon les croyances admises localement, l’infertilité, l’infirmité33 voire la mort. En outre, l’infertilité de certaines femmes après leur initiation est souvent perçue comme résultant d’une transgression des règles du Sande34. La force du Sande, et des sociétés initiatiques secrètes en général, réside dans ce respect absolu du secret qui fédère ses membres ; ce qui explique aussi que les informations sur les activités du sein de bois sacré ne peuvent qu’être lacunaires et en aucun cas généralisables35. Tout comme la société masculine du Poro, souvent comparée à la société féminine du Sande36, ce lien puissant fédérant les initiées constitue un « facteur d’organisation sociale, [qui] exclut ceux qui ne sont pas dedans et, de cette façon, [...] segmente l’ordre social, ce qui en facilite la préservation.»37 Si l’initiation au Sande n’est pas strictement obligatoire, le passage par le bois sacré constitue néanmoins une étape essentielle permettant d’acquérir le statut de femme adulte responsable38 et respectée par l’ensemble de la communauté. Les non-initiées, souvent considérées comme des êtres « inachevées »39 car ne jouissant pas des connaissances transmises par le Sande, rencontreront de plus grandes difficultés à trouver un mari40. Comme le souligne Burkhard Gottschalk : « l’entrée dans la société secrète n’est […] pas une contrainte, mais une nécessité sociale que l’on ne peut pas éviter, car celle qui s’en exclut est mise de côté […] »41.
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Mourir symboliquement pour renaître rituellement
La première phase de réclusion initiatique au Sande implique une idée de mort rituelle et de renaissance très particulières : « On leur prend même leur nom et elles reçoivent […] un nom Sande pour mettre en valeur l’irréversibilité de la mort et de la naissance. Les jeunes filles sont arrachées à la réalité, hors du monde quotidien qu’elles comprennent et sont jetées dans le monde blanc des esprits et des défunts, de la métamorphose et de la réincarnation, dans le jiko, littéralement sous l’eau, dans le pays des ancêtres […] Hale Sande les a attirées dans un courant liquide qui les pile, les pousse, les polit et leur donne une nouvelle forme pour enfin les rendre au monde réel comme des êtres nouveaux. La couleur blanche que l’on renouvelle tout au long du séjour à l’école du bosquet, est lavée définitivement dans le fleuve avant la sortie, elle est redonnée à Hale Sande et les jeunes filles quittent ainsi le monde des esprits – elles renaissent. »42
L’enseignement reçu au sein du bois sacré, destiné à transformer mentalement chaque jeune fille en « être social », s’accompagne d’un processus de transformation physique comprenant chez certains groupes un régime particulier43 et une grande importance accordée au soin et à l’embellissement du corps44, ainsi qu’à l’art de la coiffure, afin de les faire correspondre à un idéal de beauté féconde45.
La clitoridectomie, moment le plus crucial et le plus redouté de ce processus de mutation physique mettant fin brutalement au statut d’enfant des jeunes filles, survenait presque immédiatement, dès le troisième jour de la réclusion initiatique46. Si selon certains auteurs47 cette opération était effectuée afin d’assurer et de renforcer la fertilité des initiées, d’autres études mettent en avant le caractère fondamental de l’ablation du clitoris pour certains groupes. Cette opération permettrait de révéler le caractère féminin d’un sexe encore marqué par l’ambigüité de l’enfance en supprimant le clitoris considéré comme un élément masculin : « l’élimination du principe masculin […] met fin à la bisexualité de l’enfance […] le clitoris découle d’un principe masculin et seule son ablation […] rend la femme complètement féminine. »48 Ruth B. Phillips qui mena des études de terrain chez les initiées mende du Sande en Sierra Leone dans les années 1970, souligne également que ce processus était perçu comme permettant de « transformer les enfants, dont la sexualité est considérée comme ambiguë ou neutre, en adultes hétérosexuels et sexués.»49 Elle évoque également le caractère fondamentalement fédérateur de l’expérience de la douleur partagée par les initiées50 perçue comme une préfiguration des souffrances de l’accouchement51. Établissant un lien avec la société masculine du Poro, Ruth B. Phillips insiste également sur le fait que le choc de l'expérience testant ou modifiant physiquement les initiés induit un état de conscience anormalement élevé, qui renforce et scelle définitivement le sentiment d'appartenance à la société initiatique52. Au-delà des considérations anthropologiques et symboliques qui ne doivent pas être ignorées, cette opération dont les implications sont complexes, taboues et parfois très anciennes, permet avant tout d’exercer un contrôle des mœurs en empêchant les femmes de connaître tout désir sexuel qui mènerait à l’adultère, dans l’imaginaire collectif de sociétés patrilinéaires et polygames dominées par les hommes.
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Un même atelier ?
Auparavant attribuée aux Bété de Côte d’Ivoire53, la statue bassa de l’ancienne collection de Marc Ladreit de Lacharrière met en lumière la circulation des hommes, des idées et des choix formels qui façonne toute la richesse et la complexité des arts d’Afrique subsaharienne, au-delà des catégorisations stylistiques rigides encore trop souvent associées à tel ou tel groupe de population.
Une seule statue connue à ce jour peut être rapprochée de cette œuvre. Provenant de l’ancienne collection de Jay C. Leff et exposée en 1964 au Museum of Primitive Art à New York54 puis en 1969 à Pittsburgh, celle-ci est décrite comme Dan, un groupe de population établi à l’ouest de la Côte d’Ivoire et à l’est du Libéria. Outre l’influence stylistique des Dan du Libéria, visible dans la structure du corps et l’adjonction d’éléments pour figurer les dents55, ces deux œuvres présentent une facture extrêmement proche dans la douceur et la fluidité des lignes, la rondeur des volumes, les angles marqués des épaules et des bras, le traitement de la coiffe postiche en fibres végétales, de la posture, du visage, des mains, des jambes et du nombril. Certains détails troublants, comme les anneaux de jambes et les motifs évoquant des scarifications, indiquent que les deux statues pourraient peut-être provenir de la même région voire d’un même atelier. Elles présentent en effet strictement les mêmes motifs au niveau de la zone pelvienne et dans la partie gauche du dos où se déploie la représentation d’un serpent stylisé. Cet animal, associé au monde chtonien et aquatique, serait lié aux traditions et aux pratiques initiatiques du Sande comme la tortue, le crocodile, ou encore la grenouille56 dont l’iconographie est présente sur certains masques. Ces animaux sont considérés comme des intermédiaires entre le monde physique humain et le monde spirituel localisé traditionnellement sous l'eau. Le motif du serpent en particulier serait associé à la vie et à la régénération57.
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Usage et contexte
Il est probable que ce type de statues ait joué un rôle dans le cadre de rites de guérison58 ou de fécondité dans le contexte de la société du Sande. Néanmoins, le Sande étant fondamentalement lié à la notion du secret, le manque d’information sur leur usage ne peut aboutir qu’à des hypothèses. D’ailleurs, la rareté de leur présence dans les collections occidentales et le fait qu’aucun spécialiste ayant effectué des études de terrain n’ait pu les observer précisément dans leur contexte d’utilisation laisse à penser qu’elles étaient soigneusement préservées et cachées des étrangers, ce qui pourrait indiquer leur importance et leur valeur pour leurs possesseurs.
La majorité des statues liées au Sande ayant fait l’objet d’études sont typiquement mende et reprennent les caractéristiques formelles des célèbres masques heaume. Burkhard Gottschalk donne une description intéressante de ces statues appelées minsere59 chez les Sherbro60 de Sierra Leone, notamment concernant leurs dimensions et la gestuelle répertoriée61 : « la plupart des statues […] ont été acquises entre 1900 et la Seconde Guerre mondiale, la plus ancienne est de 1894. Il est prouvé que de telles statues existaient encore dans des sociétés de guérisseurs […] au cours des années 80 et 90 du siècle dernier. Leur taille varie entre 50 et 85 cm. Les bras ne sont pas collés au corps et sont dirigés soit à la verticale vers le bas ou légèrement pliés vers l’avant. »62
Pour certains auteurs63, ces statues étaient essentiellement décoratives et constituaient des éléments de prestige pour leurs possesseurs64. Selon d’autres hypothèses, elles auraient été utilisées par des sociétés secrètes de guérisseurs (Yassi, njayei et humoi)65. Burkhard Gottschalk, évoquant les observations de Thomas Joshua Alldridge à la fin du 19e siècle, note que la société yassi « doit son importance à un fétiche en forme de masse liée à la glaise claire […] cette masse est composée d’une sorte de bouillie d’herbes pilées et sert non seulement à la guérison physique et spirituelle, mais également à activer les statues qui en sont enduites avant leur utilisation. […] l’activité principale de la société secrète du yassi serait de questionner la statue ou même la divination, […]. »66 Il précise cependant que « les rares rapports écrits vers 1900 sont considérés comme vérifiés, cependant les expériences personnelles des ethnologues d’autrefois ne sont que des instantanés des activités des trois sociétés secrètes et ne produisent qu’une image incomplète sans prétendre à une valeur universelle. »67 Si ces statues comme le souligne Burkhard Gottschalk « ne peuvent être attribuées avec certitude à l’une des trois sociétés secrètes […] ou à la société du Sande »68, la fonction prophylactique ou le contexte rituel de guérison constitue une hypothèse plausible au regard de l’importance accordée à la maîtrise de la pharmacopée par les femmes responsables des cultes du Sande. Celles-ci devaient assurer la protection des jeunes initiées, notamment après la terrible épreuve de l’excision qui entrainait parfois la mort. Daniel Mato, en se basant sur les études de terrain effectuées par Charles Miller III entre 1977 et 1988, note que les Bassa de Rivercess sont particulièrement réputés pour leur pouvoir dans le domaine de la pharmacopée et de la médecine traditionnelle69. Charles Miller III associe également une fonction thérapeutique à ces statues qu’il désigne par le terme de « sande medecine figure »70. Selon lui, elles étaient utilisées par les responsables de cultes lors des danses et d'importants rituels initiatiques du Sande.
Enfin la fonction divinatoire notée par Alldridge et la pratique consistant à « questionner » la figure est également digne d’attention. La statue bassa de l’ancienne collection Durand-Dessert pourrait étayer cette hypothèse. Celle-ci, bien que très différente formellement, reprend certaines caractéristiques observables sur les deux autres statues bassa comme la profusion des motifs figurant des scarifications, absentes sur les statues mende répertoriées, la coiffe postiche en fibres végétales, et l’adjonction de dents en ivoire. Elle est également dotée d’un reliquaire ombilical71 et de membres inférieurs manquants, peut-être articulés.
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Ornements et peintures corporelles : protection et régénération
Les différents motifs qui scandent le corps de la statue, associés généralement à des scarifications, peuvent également faire référence aux peintures corporelles au kaolin appliquées sur le visage et le corps des initiées. Si certains groupes recouvraient le corps des jeunes filles de manière uniforme, les Bassa de Rivercess se démarquent par des peintures corporelles particulièrement élaborées dont les motifs complexes et diversifiés étaient renouvelés chaque jour72.
Enfin, en plus de la coiffe postiche, les éléments de parure conservés, notamment la ceinture perlée ceignant les hanches de la figure pourraient faire référence aux amulettes protectrices portées par les initiées au cou, au poignet et aux hanches. Les médecines destinées à protéger les jeunes filles étaient parfois incorporées sous forme de pâte dans la corne d’une petite antilope73 dont la délicatesse en faisait un véritable bijou74.
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Historique de l’œuvre et son parcours
Acquise par Roger Bédiat entre les années 1920 et 1930, elle fut acquise par Hélène Leloup dans les années 195075 puis rejoignit bien plus tard la collection de Marc Ladreit de Lacharrière.
Si nous n’avons que très peu d’informations sur l’homme, la plupart des objets indiquant aujourd’hui une provenance « Roger Bédiat » sont généralement d’une qualité plastique remarquable. Né en 1897, Roger Bédiat (1897-1958) s’installe en Côte d’Ivoire en 1921, d’abord à Grand Bassam, puis à Lahou et à Anyama en banlieue d’Abidjan où il établit sa plantation de bananes, de café et de cola. Forestier et marchand de bois de profession (cf. photo) il a accès à des ensembles sculptés traditionnels conservés dans les forêts ivoiriennes qu’il exploite. Très vite attiré par les productions plastiques des populations ivoiriennes, en particulier l’orfèvrerie akan, il sillonne le pays, accompagné de sa famille. Si une partie de sa collection fut vendue en 1966 à Paris, nombre des pièces qu’il rassembla en Côte d’Ivoire sont aujourd’hui conservées au musée d’Abidjan76.
Dans les années 1950, la statue passe entre les mains d’Henri et Hélène Kamer. Commissaire d’exposition et historienne de l’art spécialisée dans l’art dogon, Hélène Kamer, puis Leloup, fut également une marchande à Paris et à New York de 1954 à 2005. Sous son nom de jeune fille Hélène Copin, elle entreprend son premier voyage en Afrique en 1952. À son retour à Paris, elle rencontre son premier mari Henri Kamer (1927-1992). Ensemble, ils ouvrent en 1954 leur première galerie au 90, boulevard Raspail. En 1957 et 1958, les époux Kamer entreprennent un long voyage en Afrique de l’ouest, en Guinée puis au Mali où ils découvrent le pays dogon avant de se rendre en Côte d’Ivoire. En 1960, ils ouvrent une seconde galerie, cette fois à New York au 965 Madison Avenue. Ils conseillent notamment le collectionneur américain Paul Tishman dont ils feront découvrir la collection au Musée de l’Homme en 1966. Le couple poursuit ses acquisitions sur le terrain en Afrique, en Océanie et au Mexique77.
En 1965, elle entreprend seule un voyage qui la mènera pour la deuxième fois en pays dogon puis en Côte d'Ivoire, au Ghana et au Burkina Faso. En 1967, elle divorce d’Henri Kamer, qui conserve la galerie new-yorkaise, et rentre à Paris où elle ouvre sa galerie du quai Malaquais avec l’architecte Philippe Leloup qu’elle épousera dix ans plus tard. La galerie, qui prend le nom de Galerie Leloup en 1979, ferme en 2004. Ils ouvrent également une galerie à New York entre 1986 et 1995 au 1044 puis au 1080 Madison Avenue.
Conseillère scientifique de l'exposition "Primitivism" in 20th Century Art: Affinity of the Tribal and the Modern au Museum of Modern Art de New York en 1984, elle participe au programme de réflexion qui allait conduire à la création du musée du quai Branly - Jacques Chirac en 1998. En tant qu'experte, elle fait partie du comité des acquisitions de l'établissement de 1998 à 2018.
Sa publication de référence sur la statuaire dogon en 1994 propose une classification des grands ateliers de sculpture. En 2011, elle fut la commissaire de l’exposition Dogon au musée du quai Branly - Jacques Chirac.
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Bibliographie sélective et cartographie
Cartes
Thierry Renard (2020), musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris.
Publications
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