Statue du lefem à l'effigie d'un chef
Cameroun, Bangwa

Tant son imposante coiffure que son collier de dents de léopard autour du cou et ses bracelets de cheville démontrent le statut de cette statuette–portrait de roi. Celui-ci est représenté debout jambes écartées, la main droite tenant une calebasse à long col.

Statue du lefem à l'effigie d'un chef

  • Population Bangwa, royaume Fontem (ou Lebang)
  • Cameroun (province de l’Ouest)
  • 19e siècle
  • Bois à patine sombre
  • H : 89 cm ; l : 27,5 cm ; P : 19 cm.

 

Provenance

  • Collectée à Fontem par Gustav Conrau entre 1898 et 1899
  • Ancienne collection Museum für Völkerkunde, Berlin (Inv. III C10518)
  • Ancienne collection Arthur Speyer II (1894-1958), Berlin
  • Ancienne collection Harry et Ruth A. Franklin, Los Angeles. Sotheby’s New York, 21 avril 1990, lot n° 128
  • Ancienne collection privée, Japon
  • Christie’s Paris, 4 décembre 2009, lot n° 130
  • Ancienne collection Marc Ladreit de Lacharrière, Paris
  • Musée du quai Branly - Jacques Chirac (70.2017.66.3), Donation Marc Ladreit de Lacharrière.

Contexte d’origine de l’œuvre

 

Symbole du pouvoir royal et emblème de la puissante société secrète Lefem, ce portrait commémoratif de roi se rattache à « une poignée d'œuvres exceptionnelles »1 qui se caractérisent par un traitement «expressionniste» du corps, rare dans la sculpture africaine.

Emblématique par son histoire, la richesse de son iconographie et l’intensité de sa présence illustrant la puissance visuelle des productions plastiques bangwa, cette œuvre témoigne de l’extraordinaire inventivité des sculpteurs du Grassland camerounais qui ont su saisir, dans la « violente et néanmoins sensible » expression des visages et des corps, toute la « vitalité sensuelle et la tension spirituelle »2 de ces effigies. Par les symboles qu’elles véhiculent et les traditions dont elles témoignent, « les œuvres bangwa n’ont pas seulement valeur historique, elles offrent également une voie d’accès à la compréhension du présent. »3

Établis au 16e siècle4 dans les hautes terres du sud-ouest du Grassland, vaste territoire constitué de hauts plateaux volcaniques à l’ouest du Cameroun, les Bangwa sont divisés en neuf micro-états souverains ou royaumes indépendants. Restées relativement isolées jusque dans les années 19605, ces entités politiques qualifiées de « chefferies » à l’époque coloniale furent regroupées administrativement sous le nom générique de Bangwa6. La statue du roi provient du royaume Lebang ou Fontem, cette seconde dénomination associée au nom de la dynastie régnante7 étant la plus couramment admise dans les études consacrées aux chefferies de l’ouest camerounais.

Le commerce était extrêmement important dans la vie de ces communautés de langue nweh (ou ngwe) proches linguistiquement et culturellement des chefferies Bamiléké des hauts plateaux avec lesquelles elles entretenaient des liens politiques, culturels et artistiques particulièrement forts. Le réseau commercial développé par les chefferies bangwa s’étendait au 19e siècle jusqu’aux régions côtières du Cameroun et du Nigeria. Il générait une importante circulation de marchandises et des échanges avec les peuples des forêts des basses terres et de la Cross River, notamment les Banyang ou les Ejagham8 auprès desquels du sel et des fusils européens - entre autres - étaient échangés contre des esclaves. L’influence de ces contacts est prégnante dans certaines pratiques cultuelles et perceptible dans les productions artistiques9.

Les chefferies bangwa, organisées selon un système qualifié de féodal10, comprennent au sommet de la hiérarchie sociale un chef suprême ou « roi sacré »11 appelé fwa, fo ou fon. Après une série d’épreuves initiatiques, le corps du fwa était investi de puissances surnaturelles émanant des ancêtres défunts et des esprits de la nature. Bien que légitimé par ces forces surnaturelles, le pouvoir politique du fwa est contrebalancé par des sociétés secrètes particulièrement influentes, dont les deux plus puissantes sont connues sous les noms de Troh et de Lefem.

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1 Von Lintig in Christie’s Paris, 4 décembre 2009, lot n° 130.
2 Harter, 1986, p. 339.
3 Voir Warnier, Royauté sacrée et sorcellerie chez les Bangwa Fontem du Cameroun hier et aujourd’hui.
4 Von Lintig in Joubert, 2016, p. 72.
5 Brain et Pollock, 1971, p. 10.
6 Von Lintig in Joubert, 2016, p. 72.
7 Von Lintig, 2017, p. 101.
8 Ibid et Warnier in Falgayrettes-Leveau, 2015, p. 143.
9 Von Lintig, 2015, p. 133; Brain et Pollock, 1971, p. 25.
10 Ibid.
11 Warnier in Falgayrettes-Leveau, 2015, p. 144 et Von Lintig in Joubert, 2016, p. 72.

Les statues lefem

Commandées par le fwa au sculpteur considéré comme le plus habile du royaume, ce type de statues appelées lefem constituent des portraits royaux associés à un souverain particulier, à un membre de la famille royale ou de son entourage (reines et reines mères, princesses, épouses favorites, mères de jumeaux ou hauts dignitaires particulièrement dévoués). Les statues lefem se rattachent également à la société secrète éponyme - désignée par le terme de Gong Society12 par Robert Brain et Adam Pollock - composée de membres de la famille royale et de hauts dignitaires auxquels était confiée la garde de ces effigies.

Joueurs de gongs kwifo à Nseï, 1954.© A. Schmidt./© D.R.
Joueurs de gongs kwifo à Nseï, 1954.© A. Schmidt.© D.R.

Bien plus que de simples portraits, ces statues étaient considérées comme des intermédiaires vivantes du roi ou de l’individu représenté. Liées aux cultes rendus aux ancêtres royaux, ces statues n’étaient présentées au public qu'après certains rituels liés à des interdits alimentaires et sexuels13. Comme dans les autres royaumes des Grassland, elles apparaissaient essentiellement lors des funérailles et des cérémonies d’intronisation d’un fwa afin d’assurer la légitimité et la continuité du pouvoir royal ancestral. Elles étaient également exposées lors des performances des gongs14 liés à la société Lefem15.

Invocation de trois statues fuon-toh par le foyn de Kom, Jinabo II, lors de son intronisation, le 10 janvier 1976. © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BPK
Invocation de trois statues fuon-toh par le foyn de Kom, Jinabo II, lors de son intronisation, le 10 janvier 1976. © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BPK

Les effigies commémoratives lefem étaient également associées à des cultes rendus à des entités16 ou des sites naturels sacrés tels que des arbres, des rochers ou des montagnes, des chutes d’eau ou des lacs17. Ces cérémonies annuelles, supervisées par un « prêtre de la terre » portant le titre de tanyi18 (père de jumeaux), donnaient lieu à des sacrifices d’animaux et des libations effectuées sur les statues lefem. Ces sacrifices rituels dont dépendait l’effectivité des statues étaient également appliqués sur les masques et certains instruments de musique comme les tambours à fente19.

À chaque nouvelle intronisation, le fwa héritait des effigies commémoratives de ses prédécesseurs « à la manière d’une galerie d’ancêtres. »20 Dépositaires de la mémoire et de l’histoire de chaque dynastie royale, les statues lefem constituaient des vecteurs essentiels de légitimation du pouvoir21. Un chef ayant sept ancêtres connus par la lignée paternelle possède en théorie sept statues commémoratives lefem22. Cette transmission permettait d’intégrer le nouveau souverain dans une sorte de tissu dynastique et de lui assurer la protection des ancêtres de la lignée royale dont les crânes faisaient régulièrement l’objet de sacrifices rituels.

Soigneusement dissimulées, les statues-portraits lefem étaient conservées dans les maisons des épouses royales23 et surveillées par un gardien. Selon Pierre Harter, les effigies commémoratives lefem « agiss[a]nt comme des mémoriaux […] sont désignées par le nom de l'ancêtre qu'elles figurent, et son traitées avec les égards dus à celui-ci. On leur prête parfois des exploits surnaturels ou légendaires, leurs serviteurs-gardiens ne pouvant les extraire de leur cache qu'après certaines précautions rituelles. »24

Le terme lefem renvoie également au « bois sacré » de chaque chefferie25 où se déroulaient les rituels, les préparations au processus successoral du prochain fwa, et la réalisation des effigies commémoratives lefem. Lors des réunions des membres de la société Lefem, l’interdiction d’accès au périmètre du bois sacré était signifiée par des bâtons surmontés d’une figure, plantés dans le sol : « la nuit qui suit l'installation d'un chef, les membres se réunissent dans le bois sacré (lefem) où sont enterrés les princes pour jouer un concert de gong en vue de garantir l'essor et la grandeur du nouveau monarque. En décembre/janvier, à la saison sèche, ils procèdent aux liturgies et sacrifices propitiatoires twu ala pour fertiliser la terre et bénir le village. Les statues sont alors sorties de l'akoko lefem (case des crânes) et des greniers où elles étaient cachées ; enveloppées de grandes feuilles, elles sont portées sous un abri du bois sacré. »26
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12 Brain et Pollock, 1971, p. 83 ; Lockhart, 1994, p. 17.
13 Brain et Pollock, 1971, p. 57.
14 Warnier, 2015, p. 144 ; Brain et Pollock, 1971, p. 85.
15 Brain et Pollock, 1971, p. 18.
16 Harter, 1986, p. 313.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Brain et Pollock, 1971, p. 57.
20 Von Lintig, 2016, p. 72.
21 Brain et Pollock, 1971, p. 118.
22 Ibid.
23 Warnier in Falgayrettes-Leveau, 2015.
24 Harter, 1986, p. 313.
25 Von Lintig in Joubert, 2016, p. 72.
26 Harter, 1986, p. 313.
Plan du quartier du fwa et du bois sacré lefem, en périphérie. © FuaNdem Nchoh’alah ; Lockhart, Vincent, « A social-historical study of social change among the Bangwa of Cameroon » in "Occasional Paper," n° 52, Centre of African Studies, University of Edinburg, 1994, p. 9.
Plan du quartier du fwa et du bois sacré lefem, en périphérie. © FuaNdem Nchoh’alah ; Lockhart, Vincent, « A social-historical study of social change among the Bangwa of Cameroon » in "Occasional Paper," n° 52, Centre of African Studies, University of Edinburg, 1994, p. 9.

Regalia, gestes et symboles

Représentées avec un ensemble de regalia symbolisant la royauté, la noblesse ou évoquant les qualités remarquables de l’individu qu’elles célèbrent, les statues lefem nous livrent des témoignages particulièrement intéressants sur les parures et les emblèmes de pouvoir réservés aux membres de la famille royale et aux notables.

Le couvre-chef à structure bilobée constituée d’une multitude de petites excroissances caractéristiques est typique des coiffes portées par les hommes libres27 et les dirigeants bangwa. Si la structure et la couleur de ces coiffes de prestige indiquent le rang et la préséance de leur porteur, le caractère particulièrement imposant de cette parure de tête, participant à la majesté de la représentation, renvoie à une personnalité éminemment importante.

Le collier de prestige en dents de léopard et en perles de verre obtenues dans le cadre du commerce et de la traite, les bracelets en ivoire, portés exclusivement par le roi28, et la calebasse servant à contenir le vin de palme viennent compléter cette description. Les épaules robustes et le sexe apparent29, symbolisant la puissance et la fertilité du souverain, évoquent sa capacité à assurer richesse, fécondité et pérennité à sa communauté.

Statue lefem commémorative de roi (vue de profil) © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain
Statue lefem commémorative de roi (vue de profil) © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain

Les dents de léopard constituant le collier (portés par le roi, les dignitaires de haut rang et les mères de jumeaux lors des cérémonies)30, les pieds conçus comme des pattes de félin, les dents taillées en pointe et les ornements de chevilles, probablement en peau de léopard31, renvoient à la capacité du roi à prendre l’apparence et les aptitudes de son double animal, le fwa étant associé à la puissance et à la férocité du léopard. Symbole éminent du pouvoir royal, le léopard était également lié à la société Lefem32. Tout comme les défenses d’éléphant33, chaque léopard tué revenait au fwa à qui étaient réservé la fourrure, les moustaches et les crocs.

Autre élément fondamental utilisé lors des cérémonies rituelles et des libations sacrificielles, les calebasses contenant le vin de palme étaient généralement ornées d'un décor en perles de verre, caractéristique de l’art des Grassland. Certaines d’entre elles, nommées tou-ngou, pouvaient être surmontées de mâchoires d'ennemis vaincus afin de permettre aux buveurs d'en absorber la force vitale.

La représentation du contenant (la calebasse perlée), l’évocation du contenu (vin de palme), et la bouche ouverte (iconographie particulièrement récurrente dans les productions sculptées bangwa) matérialisent une pratique singulière associée aux souverains des Grassland : la pulvérisation, lors de cérémonies spécifiques, des flux corporels du roi (le souffle lié à la parole et la salive dont l’abondance est générée par une importante absorption de vin de palme). Comme le souligne Jean-Pierre Warnier, « la fonction de roi, son fardeau, consiste à emmagasiner dans son corps propre les dons de ses ancêtres défunts. Les défunts sont censés investir ses substances corporelles à l’occasion des offrandes, annuelles et hebdomadaires, qui leurs sont faites. La salive, le souffle, la parole, le sperme du roi deviennent ainsi des substances de vie et de reproduction qu’il dispense à ses épouses et à son peuple et qui tombent en cascade sur toute la pyramide sociale du royaume. Ce roi est un « roi-pot ». Les substances corporelles qu’il contient sont relayées par des substances extra somatiques (vin de raphia, huile de palme, fard rouge) mais incorporées dans ses conduites motrices et contenues dans des réceptacles qui élargissent le schéma corporel du monarque. Notons que le vin de raphia qu’il pulvérise sur la foule transite par sa bouche. De manière analogue, chaque notable du royaume joue un rôle de relais corporel entre ses ancêtres et les membres de son lignage. Quel est l’objectif de ces pratiques ? Il s’agit de fondre en un corps politique unique la population de ce royaume composite. »34

 

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27 Harter, 1986, pp. 100 et 147.
28 Brain et Pollock, 1971, p. 42.
29 Warnier in Falgayrettes-Leveau, 2015, p. 144.
30 Brain et Pollock, 1971, p. 42.
31 Von Lintig in Joubert, 2016, p. 72.
32 Brain et Pollock, 1971, p. 42.
33 Brain et Pollock, 1971, p. 42.
34 Voir Warnier, 2006, n.p.
Statue commémorative de roi lefem (détail de la calebasse) © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain
Statue commémorative de roi lefem (détail de la calebasse) © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain
Roi de Fontem tenant une corne à boire lors de la danse rituelle albin, années 1960. © D.R.
Roi de Fontem tenant une corne à boire lors de la danse rituelle albin, années 1960. © D.R.

Art et pouvoir

Si la réalisation des statues commémoratives lefem suivait une iconographie prédéfinie35, l'originalité et l'innovation artistique étaient largement valorisées. Selon Bettina Von Lintig, « les artistes travaillaient sans croquis, et avaient en tête l'image de la figure qu'ils souhaitaient créer. »36 Utilisant une machette et des ciseaux, chaque sculpteur prenait soin de laisser sa marque. La statue était ensuite enduite d’huile de palme et placée au-dessus d’un feu de branchage, conférant à l’effigie une patine noire et profonde caractéristique.

Les souverains des Grassland camerounais ont soutenu un art de cour brillant, accordant aux sculpteurs, brodeurs ou forgerons un statut social particulier. Les rois eux-mêmes s’adonnaient à l’art de la sculpture ou apportaient le coup de ciseau final aux œuvres sculptées. Cette valorisation de l’art dans les chefferies des Grassland, en particulier la sculpture, n’est pas anodine car elle est intrinsèquement liée au pouvoir royal37 : le roi a ainsi « pour principal souci de créer en permanence les moyens de son pouvoir, par la politique, la religion et la magie, mais aussi […] [par] cette autre magie que constitue la création plastique. »38 Comme l’a souligné Louis Perrois « les souverains du Grassland camerounais ont été et sont encore […] très impliqués dans tout ce qui touche aux représentations sculptées. La transmission de la puissance royale comme l'exercice ordinaire de la fonction de fo s'appuient sur quelques objets très fortement chargés : le siège de l'intronisation, le bracelet royal, les effigies des fo et mafo disparus. […] Ce rapport étroit, quasi intime et existentiel, avec certaines représentations sculptées ou objets du pouvoir, a incité les souverains et les notables à contrôler étroitement aussi bien la conservation des « insignia » dans le trésor de la chefferie […] (par exemple à Foumban, à Bandjoun, à Bafanji, à Bangwa, etc.), que le façonnage des nouveaux objets nécessaires tels que des trônes, des effigies de souverains, des décors architecturaux de cases neuves, des masques, etc. »39

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35 Von Lintig in Christie’s Paris, 2017.
36 Ibidem.
37 Perrois, 1993, pp. 115-116.
38 Idem, p. 120.
39 Idem, pp. 119-120.

La statuaire bangwa : un art du mouvement

La fascination exercée par les créations bangwa dès leur arrivée en Occident est en grande partie liée à une dynamique expressive des corps qui caractérisent quelques chefs-d’œuvre dont cet impressionnant portrait de roi. Transcendant une tradition artistique liée à la royauté et aux symboles qui en découlent, les sculpteurs bangwa ont su, par la libre interprétation des volumes et les solutions plastiques adoptées, conférer à l’image sculptée la présence du vivant. Évocation d’un idéal de puissance, ce traitement dynamique des corps qui semblent se mouvoir dans l’immobilité40 est accentué ici par un jeu de lumière généré par une taille en facettes et par l’évocation symbolique du souffle vital qui, à l’image d’un cri, s’échappe de la bouche ouverte sur des dents taillées en pointe. Cette présence qui semble animer l’effigie est encore renforcée par l’évocation d’un élan suggéré par les genoux pliés et l’agressivité d’un visage asymétrique aux dents épointées qui trouvent un écho structurel dans la représentation du collier en dents de léopard et les excroissances du bonnet de prestige.
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40 Von Lintig in Joubert, 2016, p. 72.

Historique de l’œuvre et son parcours

Selon plusieurs spécialistes41, la statue du roi formait un couple avec l’emblématique « Reine bangwa », icône mondialement connue de l’art africain depuis la célèbre série de photographies prises par Man Ray dans les années 1930. Ce regard novateur porté entre autres par les surréalistes sur les objets dits primitifs allait contribuer à transformer considérablement le statut de ces objets ethnographiques en œuvres d’art.

Le Roi et la « Reine » bangwa furent acquis à Fontem par l’Allemand Gustave Conrau vers 1898-1899 et rejoignirent les collections du Museum für Volkerkunde de Berlin en 189942. Comme le souligne Bettina Von Lintig, « chaque période a considéré les objets collectés en Afrique de différentes manières […]. Concernant ceux [collectés par] Conrau, [ils] doivent être envisagés dans le contexte de la compétition que se livraient les musées européens à l’époque où l’agent colonial allemand était à l’œuvre sur le terrain. Les musées se disputaient les plus belles pièces, les plus représentatives des cultures colonisées, dont ils pensaient qu’elles étaient vouées à disparaître. »43

Travaillant pour la compagnie Jantzen & Thormälen basée à Hambourg44, Gustav Conrau alors âgé de 25 ans45 débute sa carrière d’agent colonial46 en 1890 au Cameroun, colonie allemande depuis 1884. Il effectua de nombreuses expéditions commerciales dès 189147, notamment auprès de l’explorateur Eugen Zintgraff48 et travailla pour la Compagnie de plantation d’Afrique de l’Ouest à Limbe (anciennement Victoria)49. Durant un bref séjour en Allemagne d’avril50 à août 189851, Gustav Conrau rencontra Félix von Luschan, conservateur du département africain et océanien au Königliches Museum für Völkerkunde de Berlin52. De retour au Cameroun à la fin de l’année 1898, il se rend dans la région des hauts plateaux, explorant une aire géographique qu’aucun homme blanc53 avant lui n’avait traversée. Arrivé en décembre54 au royaume Lebang (ou Fontem), il rencontre le roi bangwa Fontem Assunganuyi avec lequel il noue des liens qui lui permettront d’acquérir des objets particulièrement importants pour le compte de Félix von Luschan. La correspondance entretenue par Gustav Conrau avec Kurt Hassert et Félix von Luschan permet de retracer les acquisitions qu’il fit dans la région bangwa avant de mourir tragiquement en 1899 dans des circonstances complexes55.

Pendant les six mois qu’il passa en pays bangwa, Gustav Conrau envoya à Berlin plusieurs cargaisons comprenant de nombreux spécimens zoologiques et botaniques (« quatre-vingts variétés de plantes et soixante-quatorze espèces d’oiseaux »56) et des objets ethnographiques qu’il tentera de documenter en recueillant des informations sommaires auprès de ses informateurs sur place : « J’ai acheté les […] fétiches dans toute la région bangwa. Après que je lui ai offert de nombreux cadeaux, le chef a autorisé les gens à me vendre des objets. Ce sont des vieilles choses, dont ils ne font plus grand cas. Les fétiches plus récents, à savoir ceux du chef Fontem, sont à présent habituellement ornés de perles. Les bangwa m’ont donné le nom des objets, mais je ne peux garantir la véracité de leurs informations (…). Vu leur réticence à me parler des fétiches, je pense qu’ils m’ont volontairement donné des informations erronées. »57

Parmi les œuvres bangwa collectées par Conrau, le Roi et la « Reine » restèrent dans les collections berlinoises jusque dans les années 1920. À cette époque, les musées berlinois étaient dotés d’une commission spécialisée appliquant une politique d’échange et de vente d’œuvres extra-européennes considérées comme des « doublons ». Ce système des « dubletten » effectif de 1888 à 194358, fit la fortune d’une célèbre famille berlinoise de collectionneurs et de marchands d’objets ethnographiques : les Speyer. Durant des décennies, ils acquirent plusieurs milliers d’objets, issus principalement des collections des musées de Berlin, de Brême ainsi que de plusieurs institutions allemandes importantes. Arthur Speyer I (1858-1923), assistant à l'Institut de zoologie de l'Université de Strasbourg dès 1901, fut à l’origine du musée d'histoire naturelle et d'ethnographie de Mariakerke, en Belgique. Nommé par la suite directeur d’un institut zoologique à Berlin, il fournit nombre de musées en pièces ethnographiques et en spécimens entomologiques.

Dans son sillage, Arthur Speyer II (1894-1958), de retour de son service militaire en 1921, développa de manière considérable l’entreprise familiale, bénéficiant de l’important réseau de contacts de son père et des rapports privilégiés qu’il entretenait avec les musées de Berlin. Parmi les quarante59 statues bangwa des collections du Museum für Völkerkunde de Berlin collectées par Gustav Conrau, Arthur Speyer II acquit cinq œuvres60 entre 1925 et 192961, dont le Roi et la « Reine » bangwa. Fait rarement mentionné, Arthur Speyer II, en plus de fournir de nombreuses collections privées et muséales, proposait de louer des œuvres africaines ou océaniennes pour des décors de théâtre, de cinéma, des foires ou des publicités dès la fin des années 192062. Le Roi bangwa fut ainsi présenté à Berlin en 1925 dans le cadre d’une foire commerciale reconstituant un décor fantasmé constitué de plusieurs œuvres collectées au Cameroun. Il figure également dans une publicité du périodique allemand Kunst-Spiegel pour une exposition intitulée Exotic objects and cacti présentée à la Neumann & Nierendorf Gallery de Berlin en 192663.

Au début des années 1930, Arthur Speyer vendit la « Reine » au marchand parisien Charles Ratton. Elle rejoignit très peu de temps après l’importante collection d’art africain et océanien d’Helena Rubinstein qui la conserva pendant près de trente ans. Elle fut ensuite acquise par le marchand et collectionneur américain Harry Franklin (1904-1983) lors de la vente de la collection d’Helena Rubinstein en 1966. Quant au Roi, il fut conservé par la famille Speyer jusqu’à la fin des années 1960 puis fut offert à Harry Franklin. Initialement dirigeant d’une entreprise de textiles, Harry Franklin commença à collectionner à la fin des années 1930. Dans les années 1950, il ouvrit avec son épouse Ruth une galerie spécialisée en arts africains, océaniens et précolombiens à Beverly Hills, qui devint rapidement une des plus importantes galeries de la côte ouest.

Figurant ensemble pendant près de trente ans au sein de la collection Franklin, « le couple » royal fut de nouveau séparé en avril 1990 lors de la vente d’une partie de sa collection. La « Reine » fait aujourd’hui partie des collections de la Fondation Dapper et le Roi, après avoir été conservé dans une importante collection privée japonaise jusqu’en 2009, rejoignit la collection de Marc Ladreit de Lacharrière puis le Musée du quai Branly - Jacques Chirac.

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41 Von Lintig in Joubert, 2016, p. 72 ; Von Lintig, 2017, p. 94.
42 Von Lintig, 2017, p. 94.
43 Von Lintig, 2017, p. 95.
44 Ibid.
45 Ibid.
46 Idem, p. 97.
47 Idem, p. 96.
48 Idem, p. 95.
49 Idem, p. 96.
50 Idem, p. 98 ; Von Lintig, 2015, p. 132.
51 Von Lintig, 2015, p. 132.
52 Idem, p. 130.
53 Idem, p. 132.
54 Von Lintig, 2017, p. 99.
55 Voir Von Lintig, 2017.
56 Von Lintig, 2017, p. 104.
57 Ibid.
58 See Bounoure, 2012.
59 Schlothauer, 2015, p. 20.
60 Schlothauer, 2015, p. 20 ; Von Lintig, 2017, p. 94.
61 Von Linting in Tribal Art, 2017, p. 94.
62 See Bounoure, 2012.
63 Schlothauer, 2015, p. 29.
Foire commerciale "Youth, Games, Sport" (Berlin) avec la sculpture du roi bangwa, 1925. © D.R.
Foire commerciale "Youth, Games, Sport" (Berlin) avec la sculpture du roi bangwa, 1925. © D.R.
Publicité du périodique allemand Kunst-Spiegel pour l'exposition Exotic objects and cacti, avec la sculpture du roi bangwa, Berlin 1926. © D.R.
Publicité du périodique allemand Kunst-Spiegel pour l'exposition Exotic objects and cacti, avec la sculpture du roi bangwa, Berlin 1926. © D.R.

Bibliographie sélective et cartographie

Cartes

Thierry Renard (2020), musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris.

 

Publications

BOUNOURE Gilles, « La question des « doublons » océaniens au musée de Berlin et ailleurs, d’après le livre récent de Markus Schindlbeck, Gefunden und Verloren » in Journal de la Société des Océanistes, 135 | 2012, pp. 257-264.

BRAIN Robert, The Bangwa of west Cameroon: a brief account of their history and culture, Londres, University College, 1967.

BRAIN Robert et POLLOCK Adam, Bangwa Funerary Sculpture, Londres, Gerald Duckworth and Co, 1971.

CONRAU Gustav, « Im Lande der Bangwa » in VON DANCKELMAN Freiherr, Mittheilungen von Forschungsreisenden und Gelehrten aus den Deutschen Schutzgebieten, vol. 12, Berlin, 1899.

DEFABO Julia Lynn, The Bangwa Queen: Interpretations, Constructions, and Appropriations of Meaning of the Esteemed Ancestress Figure from the Cameroon Grassfields, Bard College, Senior Projects Spring 2014, Paper 14, 2014.

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