Porte-flèches, insigne de prestige
République démocratique du Congo, Luba
Insigne de prestige et de pouvoir, cette figure féminine est surmontée d'un porte-flèches à trois branches. Son très beau visage aux yeux fermés s'orne d’une coiffure raffinée en croix à l'arrière. Elle évoque la dignitaire gardienne des arcs et des flèches invisibles royales qui pourfendent les esprits maléfiques. Attribuée au « Maître Warua », cette œuvre célèbre a figuré dans de nombreuses expositions et publications.
Porte-flèches, insigne de prestige
- Population Luba. Attribué au « Maître Warua ».
- République démocratique du Congo, région de la Luvua
- 19e siècle
- Bois dur à patine brillante, fibres et perles
- H : 66,5 cm ; l : 19 cm ; P : 11 cm.
Provenance
- Collecté par Léon Guébels (1889-1966) entre 1913-1918
- Ancienne collection Jean Willy Mestach (1926-2014), Bruxelles
- Merton Simpson (1928-2013), New York
- Ancienne collection Amy et Elliot Lawrence, New-York
- Ancienne collection Marc Ladreit de Lacharrière, Paris
- Musée du quai Branly - Jacques Chirac (70.2017.66.23), Donation Marc Ladreit de Lacharrière.
Contexte d’origine de l’œuvre
Production originale portée à son paroxysme par les choix plastiques des maîtres sculpteurs luba, le porte-flèches, éminent symbole du pouvoir royal, constituait un des insignes de prestige les plus sacrés des Luba et de certains peuples lubaïsés.
Bien plus qu’un simple regalia, sa structure, liée à la cosmogonie et aux mythes fondateurs, nous éclaire sur le monde spirituel et rituel des Luba, établis au sud-est de la République Démocratique du Congo.
Qualifié d’empire dans la littérature coloniale, le royaume luba correspond davantage à un ensemble d’entités politiques structurées en royaumes ou chefferies centralisées au cours du 17e siècle et se considérant comme des descendants directs du héros culturel Kalala Ilunga. L’attribution « Luba » recouvre ainsi une réalité socio-culturelle complexe désignant un ensemble de groupes politiquement ou culturellement liés et répartis sur un très vaste territoire recouvrant les provinces du Kasaï occidental et oriental, du Katanga, et du Maniema (sud Kivu). De manière générale, les trois groupes les plus importants sont représentés par les Luba occidentaux ou Luba Kasaï, les Luba centraux dominés par les Luba Shankadi, et enfin les Luba orientaux incluant des groupes de populations apparentés comme les Hemba, les Boyo et les Kunda, entre autres. On distingue généralement les Luba centraux et occidentaux qui se caractérisent par un système de filiation patrilinéaire, et les Luba orientaux matrilinéaires. Le pouvoir politique est dominé par les rois sacrés, descendants du héros mythique Kalala Ilunga, les chefs balopwe et les dignitaires royaux bamfumu. Les cours royales de Kabongo et de Kasongo Niembo, considérées comme « le cœur du pays luba », constitueraient selon Mary Nooter Roberts une zone centrale constitutive de « la structure de base de la cour luba par le biais d’alliances stratégiques, empruntant et adaptant les insignes et les rituels qui convenaient à leurs objectifs. »1 Les nombreux royaumes ou chefferies luba plus ou moins indépendantes se sont développés depuis ce centre névralgique jusqu’aux régions limitrophes ou excentrées dites «lubaïsées». Cette aire géographique extrêmement étendue et les particularités socio-culturelles des groupes de populations qui s’y rattachent expliquent l'abondance et la très grande diversité stylistique des productions artistiques.
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Du chasseur au roi : le porte-flèches comme objet du pouvoir
Servant initialement d’accessoire permettant de supporter l’arc et les flèches des chasseurs, cet emblème de pouvoir, dont on connaît des versions en métal en Zambie et au Malawi, est caractéristique de la région luba, où l’on trouve les exemplaires les plus élaborés. Puissants insignes de prestige à l’instar des lances et des sièges à cariatides, ces porte-flèches, ornés très souvent d'une représentation féminine, sont constitués dans leur partie supérieure d’un trident dont les branches sont décorées de motifs géométriques incisés qui renverraient à des secrets royaux.
La conception première du porte-flèches serait liée à la société d’initiation Bubinda ou Buyanga des chasseurs luba qui honoraient des esprits du vent en plantant notamment devant leur case une fourche à trois branches sur lesquelles étaient suspendues des offrandes, généralement issues du produit de leur chasse.
L’usage du porte-flèches, « incarnant la protection du roi qui veille sur son peuple »2, remonterait à l’origine même de l’avènement du royaume luba. Emblème du pouvoir royal particulièrement important, le porte-flèches associe la figure royale à celle du chasseur en évoquant symboliquement le chasseur mythique Mbidi Kiluwe, père du héros culturel Kalala Illunga (lui-même père de Tchibinda Ilunga, héros mythique des Tchokwé). Neveu du roi tyrannique Kongolo (ou Nkongolo) qui tenta de le supprimer à plusieurs reprises durant son règne, Kalala Illunga tua son oncle et prit le pouvoir. Selon François Neyt, « avec Kalala Ilunga qui évince Nkongolo, les symboles de l’arc, de la flèche et donc du porte-flèches acquièrent une dimension nouvelle, d’ordre politique. […] À son investiture, Kalala Ilunga prit le nom d’Ilunga Mwine Munza […] [dont] le dernier terme fait allusion aux barbillons des flèches. En sa personne, Kalala Ilunga unit deux traditions de chasseur : celle de son père Mbidi Kiluwe, […] et les mythes d’origine rapportant que la corde de son arc s’était rompue alors qu’il chassait aux sources de la Lomami. Par sa mère, il bénéficie des dons de Nkongolo qui, à sa naissance, tenait en main un arc et des flèches […]. Cette double ascendance est, pour le jeune roi, le support de l’autorité royale.»3
Dotés de pouvoirs spirituels puissants, les porte-flèches, considérés comme des « réceptacle[s] où le roi garde les flèches invisibles qui pourfendent les esprits maléfiques »4, faisaient l’objet de sacrifices et de rituels réguliers. Confiés à la garde d’une femme dignitaire, ils étaient conservés dans un lieu tenu secret où étaient également entreposées les reliques royales. Cette gardienne suivait le roi ou le chef lors des cérémonies publiques dotée d’un arc placé entre ses seins, symbolisant une sorte de « porte-flèches vivant ».
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Un maître sculpteur luba
Ce porte-flèches se rattache à un ensemble particulièrement remarquable de neuf œuvres emblématiques de l’art luba (quatre porte-flèches, trois statues et deux sièges cariatides) attribuées à un maître sculpteur établi dans la région orientale de la Moyenne-Luvua, au sud du territoire Hemba. Faute de données précises sur l’origine exacte des pièces de ce corpus, à l’exception de deux œuvres, ce sculpteur reçut depuis 1904 les appellations successives de « Maître de Warua »5, « maître de la cour de Sopola », « maître des Kunda », et plus récemment « maître de la Luvua ». Cet artiste anonyme, actif entre la fin du 18e et le 19e siècle, fut considéré par certains comme « le Polyclète des artistes luba » en référence à la recherche et à l’utilisation systématique d’un « canon » qui caractérise la structure formelle de ces œuvres.
Entre tradition et innovation artistique
Alliant pureté des lignes et formes géométriques simples, tradition et innovation technique, ce sculpteur retranscrit dans un style unique et immédiatement reconnaissable, immobilité et vigueur, retenue et sensualité. Selon Bernard de Grunne, reprenant là et développant les analyses d’Ezio Bassani sur les proportions des figures humaines des porte-flèches, « la caractéristique la plus remarquable de cet artiste est la rigueur quasi mathématique avec laquelle il construit ses sculptures. Il utilise essentiellement deux formes géométriques simples : la sphère et le triangle, qu’il mélange de manière parfaitement équilibrée. La sphère est utilisée pour la tête tandis que le triangle est répété plusieurs fois dans les seins, l’espace vide créé par les bras se joignant aux seins et les trois branches du porte-flèches au-dessus de la tête. Par ailleurs, une étude informatisée sur les proportions entre les différentes parties du corps montre qu[’il] utilisait de manière très sophistiquée les intervalles isométriques et le nombre d’or dans la structure même des statues.» 6
Si la zone d’activité et l’identification précise de ce sculpteur demeure incertaine, les œuvres qui lui furent attribuées reflètent également l’influence de différentes traditions sculpturales identifiées de part et d’autres de la rivière Luvua, observables chez les Boyo, notamment le clan des Kunda, les Tabwa et les Hemba, maîtres sculpteurs particulièrement renommés de cette région.
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L’omniprésence de la représentation de la femme
Utilisée pour orner des objets de pouvoir à usage exclusivement masculin, l’image de la femme occupe une place centrale sinon essentielle dans l’art des Luba qui considèrent que la « royauté est une femme ». Loin d’être anodine, l’importance particulière accordée à la figuration féminine dans les productions plastiques luba revêt une fonction politique et hautement symbolique.
Gardiennes des secrets royaux - fonction symbolisée par la position des deux mains soutenant deux seins nourriciers - les femmes occupaient une place essentielle dans le monde politique et religieux des Luba (la confrérie du Mbudye, qui préserve et honore la mémoire des rois, aurait été créée par une femme).
Le corps des femmes constituerait pour les Luba les seuls réceptacles suffisamment puissants pour accueillir les esprits, à l’instar des mwadi, ces femmes qui incarnaient les esprits des rois défunts. Pour certains auteurs, les représentations féminines figurées sur les porte-flèches feraient références à des femmes à l’origine de la fondation de clans royaux ou dont l’influence a marqué l’histoire du royaume. Comme l’a souligné Mary Nooter Roberts, « les femmes étaient et restent centrales dans la politique luba. […] Alors que les hommes détiennent une autorité manifeste, les femmes conservent une autorité sacrée dissimulée. Elles jouent des rôles déterminant dans la constitution des alliances, la prise de décision, les conflits successoraux et les rituels d’investiture. Elles encouragent et sécurisent aussi l’allégeance des esprits tutélaires bavidye nécessaires à l’exercice de la politique. »7
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Structures formelles, gestes et attributs symboliques
Si la patine brillante de ce porte-flèches témoigne des onctions rituelles régulières qui lui étaient prodiguées, les choix plastiques qui présidèrent à sa réalisation sont également porteurs de sens. Ainsi, la structure formelle et certains détails ornementaux tels que les scarifications et la coiffure mettent en évidence des zones symboliques du corps en même temps qu’ils célèbrent la femme et renvoient aux mythes originels.
Coiffures et symboles
Des témoignages de Joseph Thompson, rapportant dans les années 1880 « que la loi de la mode règne autant au cœur de l’Afrique que dans les cercles chics de Paris ou de Londres », aux descriptions plus détaillées des dénommés « Headdress people » de David Livingstone, Verney L. Cameron, Edward C. Hore ou du Révérend Pierre Colle, l’impressionnante diversité et le raffinement des coiffures ont fortement frappé les Européens qui ont parcouru cette région d’Afrique dès la fin du 19e siècle.
Figurées avec soin à travers les productions sculptées, les célèbres coiffures mikanda dites « en cascade » qui nécessitaient une cinquantaine d’heures de travail sont plutôt rattachées aux Luba centraux, tandis que les structures des impressionnants chignons quadrilobés ou cruciformes dont il existait de très nombreuses variantes, sont typiques des Luba orientaux. Souvent agrémentées d’épingles en ivoire, de perles ou de cauris, ces coiffures sophistiquées, marqueurs de statut social et d’appartenance culturelle, mettent en évidence la tête, siège de l’intelligence et de l’énergie vitale, et soulignent particulièrement l’occiput et la fontanelle qui favorisent la faculté spirituelle de « double vue ».
Apanage de la noblesse et témoin d’une mode disparue durant la première moitié du 20e siècle, la très belle coiffure cruciforme figurée sur ce porte-flèches est constituée d’un chignon quadrilobé prolongé par quatre tresses verticales et horizontales qui se croisent à l’arrière. Cette coiffure dotée d’une signification symbolique particulière fut notamment décrite par le R. P. Colle au début du 20e siècle : « à la ligne extrême du front dégagé se déroule un bandeau d’une oreille à l’autre formé par plusieurs tresses tandis que par-derrière, les tresses se croisent jusqu’à égalité d’angle. »
Selon François Neyt, la coiffure en forme de croix, dont l’entrecroisement des tresses symboliserait les quatre directions de l’Univers, « porte les signes de la voyance et reflète le rôle réel et symbolique de la femme. Le volume semi-sphérique du chignon, prolongeant la forme pleine et arrondie du front et du haut de la tête rasée évoque le ciel. […] La coiffure se présente comme un carrefour où les esprits se rassemblent puis se dispersent. […] La dimension économique n’est pas absente non plus de la forme de la coiffure. Un mythe tabwa rapporte comment Kyombo Nkuwa, le chef de la migration, aurait transporté dans l’espace creux que recouvraient les tresses, les éléments essentiels de la culture : les graines des plantes comestibles, le feu vital et le panier pour la collecte des impôts. Plus encore, en secouant ses cheveux puis en les plantant, le héros serait à l’origine de l’agriculture. [Cette] légende de Kyombo corrobore le pouvoir magique lié à la chevelure »8.
Idéal de beauté et scarifications : entre érotisme et symbolisme
Les Luba sont particulièrement connus pour certaines de leurs modifications corporelles, notamment leurs scarifications dont la fonction érotique se révélait à la vue et au toucher, ainsi que la pratique de l’élongation des grandes lèvres vaginales, figurées sur de nombreuses œuvres. Ces critères de beauté exaltaient la notion de perfection physique qui revêtait pour les Luba comme pour les Luluwa une fonction apotropaïque.
Les scarifications, dont les motifs sont retranscrits sur les nombreux regalia luba, revêtent une valeur particulièrement importante puisqu’elles incarnent les bizila ou secrets et interdits liés à la royauté. Pour Mary Nooter Roberts, chez les Luba « une dimension mystique rend toujours compte de la dimension de la beauté des femmes. Les Luba prétendent que les modifications corporelles transforment une femme en un réceptacle performant pour capturer et maintenir les énergies puissantes et donc pour établir une communication directe avec les bavidye. […] Par un processus comparable […] les regalia deviennent d’efficaces réservoirs spirituels ; ce qui signifie qu’ils doivent aussi refléter ces signes de la beauté féminine que les Luba prétendent aussi attrayante et évocatrice que les bavidye que pour eux-mêmes. »9
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Historique de l’œuvre et son parcours
Collectée sur le terrain par le Belge Léon Guébels entre 1913 et 1918, cette pièce exceptionnelle fit partie de la prestigieuse collection de l’artiste belge et collectionneur emblématique Jean Willy Mestach.
Passée par les mains du marchand américain Merton Simpson dans les années 1980, elle rejoignit une importante collection new-yorkaise avant de compléter la collection de Marc Ladreit de Lacharrière. Avec l'acquisition de ce porte-flèches considéré comme un joyau de l’art luba, le musée du quai Branly - Jacques Chirac devient le deuxième musée avec le Weltkulturen Museum de Francfort à posséder un porte-flèches luba attribué à ce grand artiste dénommé « Maître de Warua » ou plus récemment « maître de la Luvua ».
Bibliographie sélective et cartographie
Cartes
Thierry Renard (2020), musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris.
Publications
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DE HEUSCH Luc, Le roi ivre ou l’origine de l’État, Gallimard, Paris, 1972.
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JOUBERT Hélène (Dir.), Éclectique : Une collection du XXIe siècle, Paris, musée du quai Branly - Jacques Chirac ; Flammarion, 2016.
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