Maternité bwanga bwa Cibola
République démocratique du Congo, Luluwa
Cette figure féminine bwanga bwa Cibola porte des scarifications symboliques et une très belle coiffure à tresse centrale dressée. Protectrices et thérapeutiques, ces maternités jouaient un rôle dans le culte nommé bwanga bwa Cibola, censé encourager la fertilité et la natalité.
Maternité bwanga bwa Cibola
- Population Luluwa
- République démocratique du Congo
- 19e siècle
- Bois, pigments
- H : 31 cm ; l : 6 cm ; P : 7,5 cm
Provenance
- Collectée par Karel Timmermans dans le village de Kabulwanda en 1959
- Ancienne collection Karel Timmermans-Haems, Tervuren (Belgique)
- Sotheby’s, Paris, 5 décembre 2006, lot n° 118
- Ancienne collection Marc Ladreit de Lacharrière, Paris
- Musée du quai Branly - Jacques Chirac (70.2019.37.2), Dation Marc Ladreit de Lacharrière.
Contexte d’origine de l'œuvre
Rites magico-religieux des Luluwa et objets de pouvoir manga
Utilisée pour favoriser la fécondité des femmes, protéger le bon déroulement de leur grossesse et prévenir la mortalité infantile, cette maternité nous éclaire sur le monde spirituel et rituel des Luluwa, dont il n’existe que de rares témoignages. Ce type de production renvoie à des pratiques particulières à fonction protectrice, prophylactique et thérapeutique considérées comme des « cultes d’affliction » et dont le but premier est de chasser les forces ou les esprits malveillants responsables des maux affligeant certaines femmes. Cette effigie féminine incarne aussi la notion de perfection physique comme reflet de l’intégrité morale au cœur de la pensée des Luluwa ou Bena Luluwa, peuple bantouphone hétérogène réparti sur une vaste zone du Kasaï occidental, au centre sud de la République démocratique du Congo.
Supports matériels de rites magico-religieux, ce type de statuaire anthropomorphe se rattache à une catégorie d’objets cultuels appelés manga (sg. bwanga), généralement utilisés pour favoriser guérison, fécondité, chance et protection. Réceptacles de forces ou d’énergies ambivalentes, ces manga pouvaient également être utilisés pour nuire et générer des troubles divers chez des particuliers ou au sein de la communauté. Médiateurs entre le monde des hommes et des ancêtres par le truchement d’esprits ou d’énergies vitales dont ils se font le réceptacle, les manga pouvaient apparaître sous la forme d’un contenant naturel (corne, calebasse, coquille d’escargot ou crâne animal) ou d’une sculpture élaborée. Leur pouvoir, renouvelé à chaque nouvelle lune, était activé par l’adjonction ou l’application d’un amalgame de substances diverses (d’origine humaine, animale, végétale ou minérale) appelées bishimba. Ces charges magiques étaient assemblées par un praticien, le devin-guérisseur ou spécialiste rituel mupaki wa manga, habilité à manipuler ces énergies particulières. Longtemps affublés du terme « fétiches », on leur préfère aujourd’hui la dénomination d’« objets de pouvoir ». Les manga ou « objets de pouvoir » luluwa sous forme de figures anthropomorphes nommés mpingu (sg. lupingu) se répartissent en différentes catégories associées à des cultes particuliers. La qualité plastique et le raffinement de certaines statues indiquent qu’elles ont très certainement été réalisées par un sculpteur professionnel renommé, et qu’elles étaient probablement dédiées à une élite sociale ou assumaient une fonction communautaire.
Figures masculines : commémorer les chefs et les ancêtres
Garantes de la pérennité du pouvoir des chefs et objets de commémoration d’ancêtres prestigieux, les représentations masculines arborant des insignes guerriers (généralement des casques, des poignards ou des épées) sont désignées par le terme bwanga bwa bukalenga.
Un idéal de beauté contre la sorcellerie
Les figures féminines tenant une coupe, un pilon ou une canne (bwanga bwa bwimpe ou bwanga bwa bulenga) reflètent l’idéal culturel de beauté physique, marqueur de vertus morales, et étaient utilisées comme protection contre la sorcellerie ou les esprits malfaisants.
Des effigies pour protéger les mères et les nouveau-nés
Enfin, les représentations de maternités et de femmes enceintes, en buste ou en pied, sont désignées par le terme bwanga bwa Cibola. Elles étaient utilisées dans le cadre d’un culte spécifique dédié aux problèmes de fertilité des femmes qui subissaient une succession de fausses couches ou faisaient face à la mort de leur enfant à la naissance ou en bas âge. Les effigies bwanga bwa Cibola sommaires ou sous forme de statuettes anthropomorphes plus élaborées étaient conservées dans un panier près du couchage de leur propriétaire ou glissées dans leur pagne. Elles faisaient l’objet, à l’instar de la patiente et de son enfant, de chants et de sacrifices rituels renouvelés à chaque nouvelle lune, et étaient enduites régulièrement d’un mélange d’huile, de kaolin et de poudre de bois de cam de couleur rouge.
Le culte bwanga bwa Cibola
Après avoir suivi une série de traitements médicamenteux traditionnels restés inefficaces, la patiente ou sa famille optait pour la consultation d’un devin afin de déterminer l’origine de ses maux. On considérait que ces femmes, possédées par un esprit ou une force métaphysique nommée Cibola, étaient victimes de sorcellerie ou que la manifestation de leurs troubles était générée par une transgression des règles sociales, notamment des rapports sexuels hors mariage. Le devin recommandait alors l’initiation de la patiente au culte bwanga bwa Cibola, régi par un spécialiste rituel, généralement une femme elle aussi initiée au bwanga bwa Cibola. Celle-ci était responsable du bon déroulement du processus d’initiation, qui comprenait différentes phases. La patiente était ensuite confinée dans une case à l’orée du village et assignée à une période de réclusion à durée variable. Durant cette retraite initiatique, soumise à une série d’interdits alimentaires et à des règles comportementales strictes, elle devait confesser ses péchés et effectuer des sacrifices et des chants rituels afin de favoriser sa fertilité et d’assurer la protection de son futur enfant. Si une activité sexuelle fréquente était conseillée pour mener à bien la gestation à son stade initial, une période d’abstinence totale étaient ensuite préconisée jusqu’à l’accouchement. Selon Constantin Petridis, la réclusion de la mère et du nouveau-né pouvait parfois perdurer après l’accouchement jusqu’à ce que l’enfant soit en mesure de marcher. Ce dernier, quel que soit son sexe, était baptisé du nom de Cibola et était considéré comme la réincarnation d’un ancêtre. Le processus de l’initiation au bwanga bwa Cibola, lorsqu'il était couronné de succès (un accouchement fructueux et un enfant en bonne santé), se clôturait par une cérémonie publique.
Marques de beauté et signes de corps : idéaux physiques et moraux
À la noblesse de la pose et à la douceur de l’expression, s’ajoute la représentation soignée des ornements, de la coiffure et des scarifications dont l’usage, tombé en désuétude chez les Luluwa et les peuples apparentés, ne « survi[t] plus que dans la statuaire »1. Ces marques de beauté exaltaient la notion de perfection physique désignée par le terme bwimpe, où beauté et bonté sont intrinsèquement liées. Le concept de beauté idéale chez les Luluwa se faisait ainsi le reflet de l’intégrité morale et constituait une défense contre la sorcellerie.
Si la plupart des figures bwanga bwa Cibola présentent une patine brillante, témoin des onctions rituelles régulières qui leur étaient prodiguées, la surface poudreuse polychrome de cette maternité, particulièrement bien conservée, évoque les pratiques d’embellissement corporel, notamment le mélange d’huile, d’argile et de poudre de bois avec lequel les hommes et les femmes s’enduisaient le corps lors des cérémonies jusque dans les années 1960. Ce mélange était aussi appliqué quotidiennement aux femmes durant leur période de réclusion lors de l’initiation au bwanga bwa Cibola.
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Gravure représentant le chef luluwa « Kalamba-Mukenge » dont le corps est recouvert de scarifications spiralées et géométriques © D.R.
Scarifications et symboles
La profusion de scarifications curvilignes et géométriques qui magnifient l'ensemble du corps renvoient à cet idéal de beauté et sont chargées d'une signification hautement symbolique. Selon Constantin Petridis, les scarifications « se référaient en particulier au « bulenga », c'est-à-dire la beauté créée par la main de l'homme, évoquant une peau parfaite et saine ainsi que des qualités morales et physiques exceptionnelles […] Outre leur rôle esthétique, ces scarifications, en se révélant au toucher, remplissaient également une fonction érotique. Certains de ces motifs corporels ornementaux possèdent aussi une valeur symbolique. Les cercles concentriques et les spirales (mikono ou byombo) évoquent les grands astres et symbolisent la vie et l'espoir. Une double ligne ondulée (mwoyo wa muunda), sur le front par exemple, incarne la vie dans le corps humain, notamment le cœur qui bat dans la poitrine ou l'enfant qui se développe dans la matrice »2. Enfin, le nombril proéminent est mis en valeur par un double cercle et par un réseau de scarifications géométriques. L'importance de cette hernie ombilicale, représentation récurrente dans les arts d'Afrique, symbolise le lien ontologique avec les ancêtres3.
2 Petridis in BAEKE Viviane, BOUTTIAUX-NDIAYE Anne-Marie, DE PALMENAER Els, VERSWIJVER Gustaaf, et. al., Trésors d'Afrique. Musée de Tervuren, Tervuren, Musée Royal de l'Afrique centrale, 1995, p. 334.
Coiffures et ornements
Revêtue du pagne traditionnel et parée d’un collier de prestige à plusieurs rangs de perles soulignant la délicatesse et la dignité du port de cou, la statuette porte également une ceinture qui pourrait faire référence à celle que les femmes recevaient lors de leur retraite initiatique à partir du deuxième mois de grossesse afin de prévenir les fausses couches. Ces ceintures-amulettes appelées mubangu étaient constituées de cauris, de perles de verre ou d’ivoire ainsi que de petites calebasses contenant des éléments magiques protecteurs. Témoignage d’une mode ancienne, la coiffure à pointe particulièrement élaborée -nommée disunga ou disungu - pouvait, comme sur cette effigie, s’agrémenter de perles et de cauris et être recouverte du même mélange qui était appliqué sur le corps. Comme les scarifications, les coiffures permettaient également de mettre en évidence des zones symboliques du corps. Selon Constantin Petridis, elles soulignaient en particulier « l’occiput et la fontanelle […] qui évoqueraient un concept-clé de l’ésotérisme luluwa : recouvrer le pouvoir de voyance et de double vue afin de « voir » le passé et l’avenir, le visible et l’invisible. »4
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Historique de l’œuvre et son parcours
Cette maternité luluwa de facture exceptionnelle fut collectée en 1959 dans le village de Kabulwanda par le collectionneur belge Karel Timmermans, alors professeur de français dans un lycée de Kananga (anciennement Luluabourg). Demeurée près de cinquante ans dans sa collection, mainte fois exposée et publiée, cette statuette féminine est considérée comme un chef-d’œuvre du corpus. Elle fut acquise par Marc Ladreit de la Charrière en 2006 avant de rejoindre en 2017, les collections du musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Initié par son frère Paul, féru d’art africain et fondateur du Musée d’Art et de Folklore de Luluabourg (actuel Kananga), Karel Timmermans développa une véritable passion pour les arts de cette région du Kasaï dont il « avai[t] tant apprécié les hommes »5. Parcourant inlassablement le pays, se liant d’amitié avec villageois et chefs coutumiers, il collecta notamment un ensemble particulièrement important de statues luluwa dont la présence dans les collections muséales occidentales est assez restreinte. L’intérêt de la collection de Karel Timmermans réside surtout dans l’importante documentation de chacune des pièces qu’il collecta sur le terrain. Ses précieuses notes relatives au contexte et à l’usage des œuvres contribuèrent à la redécouverte et la connaissance de ce corpus particulièrement rare, devenu aujourd’hui emblématique des arts du Kasaï.
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Bibliographie sélective et cartographie
Cartes
Thierry Renard (2020), musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris.
Publications
BAEKE Viviane, BOUTTIAUX-NDIAYE Anne-Marie, DE PALMENAER Els, VERSWIJVER Gustaaf, et. al., Trésors d’Afrique. Musée de Tervuren, Tervuren, Musée Royal de l’Afrique centrale, 1995.
COLE Herbert M., Maternité. Mères et enfants dans les arts d’Afrique, Bruxelles, Fonds Mercator, 2017.
DE HEUSCH Luc, Utotombo, l'art d'Afrique dans les collections privées belges, Bruxelles, 1988.
FALGAYRETTES-LEVEAU, Femmes dans les arts d’Afrique, Paris, Musée Dapper, 2010.
JOUBERT Hélène (Dir.), Éclectique : Une collection du XXIe siècle, Paris, musée du quai Branly - Jacques Chirac ; Flammarion, 2016, pp. 139-141.
LA GAMMA Alissa, Heroic Africans : Legendary Leaders, Iconic Sculptures, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2012.
LEHUARD Raoul, « La collection Timmermans-Haems » in Arts d’Afrique Noire, n° 48, hiver 1983, pp. 38-44.
MAESEN Albert, Umbangu : art du Congo au Musée royal du Congo belge, Bruxelles, Cultura, 1960.
MAESEN Albert, « Statuaire et culte de fécondité chez les Luluwa du Kasaï (Zaïre)» in Quaderni Poro, n°3, Milan, 1982, pp. 49-58.
PETRIDIS Constantin, « A figure for Cibola : Art, Politics and Aesthetics among the Luluwa People of the Democratic Republic of the Congo” in Metropolitan Museum Journal, New York, vol. 36, 2001, pp. 235-258.
PETRIDIS Constantin, Art et pouvoirs dans la savane d’Afrique centrale : Luba, Songye, Tshokwe, Luluwa, Arles, Actes Sud, 2008.
PETRIDIS Constantin, « Entre Ciel et terre. La statuaire luluwa de la République Démocratique du Congo » in Tribal Art Magazine, Automne 2018, n°89, pp. 100-113.
PETRIDIS Constantin, Luluwa : Arts d’Afrique centrale entre ciel et terre, Bruxelles, Fonds Mercator, 2018.
FALGAYRETTES-LEVEAU, Femmes dans les arts d’Afrique, Paris, Musée Dapper, 2010.
TIMMERMANS Paul, « Essai de typologie des Bena Luluwa du Kasai » in Africa-Tervuren, vol. 12, n° 1, 1966, pp. 17-27.
WISSMANN Herman von, et. al., Im Innern Afrikas. Die Erforschung des Kassaï während der Jahre 1883, 1884 und 1885, 3e éd., Leipzig, F. A. Brockhaus, 1891.