Masque zoomorphe « singe noir »
Mali, Dogon
Ce masque « singe noir » se démarque par ses lignes courbes dont la plus accentuée et la plus allongée part du haut front bombé à la bouche prognathe soulignée par un rictus.
Masque zoomorphe
"singe noir"
- Mali, Sanga
- Population dogon
- Milieu 19e - début 20e siècle
- Bois, fer
- H : 42 cm ; l : 21 cm ; P : 26 cm.
Provenance
- Collecté par Henri et Hélène Kamer dans la région de Sanga, vers 1960
- Collection Hélène Leloup, Paris
- Collection privée, USA
- Lucien Van de Velde, Anvers
- Collection Andreas et Kathrin Lindner, Munich
- Vente Sotheby's Paris 8 juin 2007, lot 245
- Ancienne collection Marc Ladreit de Lacharrière
- Musée du quai Branly - Jacques Chirac (70.2017.66.14), donation Marc Ladreit de Lacharrière.
Le contexte
Aux confins du Mali et du Burkina Faso, sous le climat aride du Sahel, la falaise de Bandiagara s’étend sur 200 kilomètres de long. Ses parois abruptes, coupées de failles et d’anfractuosités, abritent d’anciens habitats, des greniers, des lieux de culte, des cimetières pour les hommes et certains objets sacrés. Les habitants résident sur le plateau de Bandiagara ainsi qu’au pied de la falaise et dans la plaine du Séno. Sanga, la localité d’origine du masque « singe noir », regroupe des villages et des hameaux qui sont répartis sur ces trois zones.
La géographie de la falaise prédisposait à l’arrivée de populations cherchant refuge. Le terme « dogon » qui qualifie ce pays enclavé et la majorité de ses habitants, désigne les groupes de cultivateurs de diverses origines qui, depuis le 14e siècle, ont assimilé ou chassé des populations autochtones appelées « tellem » (litt. « ceux d’avant ») ; ces dernières, entre le 10e et le 16e siècles, furent les premières à Sanga à utiliser les grottes comme cimetières et sanctuaires. Le brassage a unifié les familles de différentes origines dans une culture commune, originale et indépendante. Pourtant, les Dogon ne parlent pas tous la même langue – Geneviève Calame-Griaule recense quatorze dialectes1 en plus de la langue secrète du Sigui partagée par les grands initiés de la région. D’après le mythe, c’est l’apprentissage de cette langue par les hommes qui fut à l’origine de l’apparition de la mort2.
Les Dogon partagent une vision commune de la création et de l’organisation de l’univers – une cosmogonie –, la place importante accordée aux ancêtres et des pratiques cultuelles semblables, par exemple autour de la divination. La divinité céleste Ama, le premier ancêtre Nommo et sa descendance ainsi que le chacal Yurugu, le fauteur de désordre incestueux3, figurent parmi les protagonistes du système religieux dogon auquel s’ajoute le serpent Lébé, une divinité terrestre proche à la fois des hommes vivants et de leurs ancêtres. Il faut aussi souligner l’importance des esprits du village, de ceux de la brousse (les gyinu ou génies) et d’une force invisible, le nyama, qui peut rôder et réclamer un contrôle constant par l’intermédiaire de certains spécialistes (prêtres, initiés, forgerons). Le nyama est une énergie présente dans le domaine du vivant et des choses et dans les êtres surnaturels. Il est dynamique. Pour les hommes, le nyama est le plus puissant chez les hommes âgés4. Il se transmet par contact ou à distance. Les pierres et la sculpture sur bois, tels les masques, tiennent un rôle central car ils canalisent cette énergie qui peut errer après la mort et devenir dangereuse pour les êtres vivants.
1 Beaudoin, 1997, p.23 ; Calame-Griaule, 1965 ; Vladimir Plungian évalue entre 12 et 20 dialectes différents, Plungian, 2003, p. 65.
La société des masques
Les masques sont sculptés à l’écart du village par les initiés de la société des masques, l’Awa. La société admet les hommes circoncis et quelquefois des femmes, les Yasigine. Organisée et contrôlée par de grands dignitaires, la société obéit à une structure hiérarchisée par classes d'âge.
A Sanga, dans les années 1930, l’ethnologue Marcel Griaule observa que les rituels de sorties de masques pouvaient durer entre quelques heures et six jours pleins, en fonction du statut et du nombre de défunts à honorer5. Les masques sortent pour les funérailles puis pour la levée de deuil, le Dama, permettant au défunt d'accéder au statut d’ancêtre et aux vivants de s’assurer du départ de son âme.
Après le décès, l'âme du défunt rôde ; lors des funérailles, à la saison sèche, quelques masques viendront l’inviter à « quitter la maison familiale »6. Trois à cinq ans plus tard, les sociétés de l’Awa de différents villages se retrouvent pour la cérémonie du Dama (litt. : dangereux, interdit) car l’âme du défunt persiste toujours à chercher à s’installer dans le monde des vivants. Seule la cérémonie lui permet de rejoindre définitivement le monde des ancêtres, de lever le deuil et mettre fin aux interdits pesant sur sa famille. En d’autres termes, « l’idée générale, valable pour tous les masques, est d’offrir un support matériel aux forces spirituelles libérées par la mort, faute de quoi celles-ci pourraient devenir dangereuses. »7 Réservés aux hommes décédés et exceptionnellement aux femmes, le Dama réunit entre cent et quatre cents masques ‒ ce nombre étant réservé à des hommes très âgés8.
A chacun des masques correspond un mythe ou un récit, une chorégraphie spécifique et un ordre dans la procession. La diversité des personnages et des animaux représentés, dont le nombre et la forme varient dans le temps, reflète la volonté des Dogon de représenter l’intégralité du monde, particulièrement les créatures animales ou humaines qui ont connu la mort. Marcel Griaule, qui publia en 1938 la plus importante monographie sur ces masques, dénombra soixante-dix-huit personnages différents9. Certains personnages, comme le masque kanaga de la catégorie des oiseaux, sont plus répandus que le masque « singe noir » qui est plus rare. Le musée du quai Branly - Jacques Chirac en conserve trois, aux solutions plastiques différentes.
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La confection des masques
Dans la majorité des cas, les initiés réalisent eux-mêmes leurs masques, le travail s’effectuant collectivement dans un espace de réclusion à l’écart du village. De la conception à la danse, la personnalité de l’initié détermine le rôle masqué qui est endossé.
La conception concerne la partie sculptée ainsi que les vêtements en écorce transformée en fibres. L’initié sculpteur, institutionnellement anonyme, procède à des sacrifices de poulet et d’eau pour se protéger de la force du nyama du bois et de l’image qui va apparaître10. En cas de négligence, le sculpteur peut solliciter le gardien d’un autel de masques qui apposera un crochet de fer sur la sculpture. Le sang de poulet, offert en sacrifice, captera alors le nyama du bois. Pour le masque « singe noir », qui porte un tel crochet en fer au sommet de la tête, cette protection fut visiblement nécessaire.
Une fois débité du tronc, le morceau de bois est enduit d’huile de sésame pour qu’il ne fende pas. Une fois sculpté, le masque est peint. La couleur du masque « singe noir » « est obtenue avec des graines de fruits alumi (Vitex pachyphylla bak) brûlées et dont le charbon est mélangé à une décoction de tanin »11. Le masque prend enfin sa force après la consécration en présence d’un grand initié qui peut le rapprocher d’un masque ancien équivalent ou d’une paroi sur laquelle est dessiné le masque stylisé.
Le masque « singe noir » de la donation Ladreit de Lacharrière se démarque par ses lignes courbes dont la plus accentuée et la plus allongée part du haut front bombé à la bouche prognathe soulignée par un rictus. Cette courbe absorbe le museau, stylisé par une simple arête nasale séparant les yeux rectangulaires, très en retrait. Son costume comporte un pantalon court, une chemise, « une collerette de longues fibres noires qui tombent jusqu'aux genoux et des bracelets et des ornements de chevilles en fibres noires »12.
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La chorégraphie
Chaque sculpture, chaque masque est associé à un vêtement en fibres, des accessoires, un chant ou plusieurs, un rythme de tambour et des chorégraphies, qui sont un écho du mythe et du personnage incarné. La sortie des masques, toujours exceptionnelle, provoque une vive émotion chez les villageois de la région qui assistent à la cérémonie13.
Se déplaçant groupés en procession sinueuse évoquant le mouvement du serpent, les masques dansent individuellement dans des espaces privilégiés : sur la plus grande place du village, les terrasses des défunts, les routes qui conduisent à l’abri et aussi lorsque le groupe se déplace d’un lieu à l’autre.
Le masque « singe noir » ne danse pas mais, appuyé sur un bâton, « il se tient à l’écart des danses et s’assied en une pose mélancolique »14 encouragé par l’assistance qui lui réclame de s’agiter et de bouger à l’heure où tout le monde pose les yeux sur lui. Il fait alors « plusieurs pas, dos voûté, s’arrête brusquement, pieds écartés, jambes légèrement fléchies et fait mine de prendre à deux mains son sexe. »15
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L’abri et le cimetière
des masques
Après toute cérémonie, les membres de l’Awa conservent les costumes de fibres et les masques dans les abris rocheux. À l’abri de l’humidité, à température stable, les anfractuosités de la falaise proposent une excellente solution de conservation. Les fibres sont soigneusement entreposées dans des poteries et les masques conditionnés sur des pierres, afin qu’ils n’entrent jamais en contact direct avec le sol. La roche éloigne les termites, insectes particulièrement friands de bois et de fibres. Accessible uniquement aux sociétaires de l’Awa, l’abri n’est pas fermé mais entouré d’obstacles qui éloignent tout non-initié. Ces masques seront réutilisés pour les funérailles ou pour des « petits » Dama, mais de nouveaux seront sculptés pour les Dama très importants, cinq ans plus tard.
En revanche, quand les initiés de l’Awa ne souhaitent plus utiliser un masque, ils le déposent à même le sol : « Les vieux masques et les costumes inutilisables ne sont ni brûlés, ni jetés, mais déposés dans un coin de l’abri ou à proximité. Ils s’y détruisent peu à peu, rongés par les vers et les termites. »16 Jean Rouch et Germaine Dieterlen complètent : « Jadis, ils mouraient d’eux-mêmes dans les cavernes, aujourd’hui les Dogon les vendent à des musées ou à des collectionneurs qui ne se doutent pas de la contagion de la mort. Mais il est vrai qu’un masque qui ne danse pas, déshabillé de ses fibres écarlates, n’est plus qu’un morceau de bois mort. »17
Le masque « singe noir », très érodé sur le crâne et à l’arrière, devait être dans le cimetière des masques avant d’avoir été acquis par Henry et Hélène Kamer.
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Le parcours de l’objet
Commissaire d’exposition et historienne de l’art spécialisée dans l’art dogon, Hélène Kamer, puis Leloup, fut également une marchande particulièrement renommée à Paris et à New York de 1954 à 2005. De son nom de jeune fille Hélène Copin, elle entreprend son premier voyage en Afrique en 1952.
À son retour à Paris, elle rencontre son premier mari Henri Kamer. Ensemble, ils ouvrent en 1954 leur première galerie au 90, boulevard Raspail. En juillet 1957 ils participent à la Première exposition rétrospective internationale des arts d'Afrique et d'Océanie présentée à Cannes : 466 objets sont exposés, issus notamment des collections de Pablo Picasso, de Charles Ratton et du Baron Lycklama dont les pièces ont été redécouvertes par Hélène Kamer. En 1957 et 1958, les époux Kamer entreprennent un long voyage en Afrique de l’ouest en Guinée puis au Mali en 1958 où ils découvrent le pays dogon et se rendent ensuite en Côte d’Ivoire. Ils acquièrent de nombreux objets, traitant toujours avec des marchands d'art africains, notamment les grands antiquaires maliens Mamadou Sylla, Gouro Sow, Mamadou Diao ou encore Diongassy Almamy avec lesquels ils entretiendront des liens étroits. Par leur intermédiaire, ils rencontrent le chef de Sanga, Ogoubara Dolo, qui sera leur intermédiaire pour les acquisitions. Si certaines sculptures, propriétés des familles, ne pouvaient pas être vendues, d’autres objets « retrouvés dans les grottes de la falaise de Bandiagara, n'avaient pas pour les villageois la même importance » Dans une tribune au Point, en 2018, Hélène Leloup explique : « Et c'est par l'intermédiaire de ces chefs que les familles Dogon cédaient ces objets contre de l'argent. À la tombée de la nuit, Dolo venait nous chercher et nous traversions le village endormi. Chez lui, il nous dévoilait les œuvres apportées par les villageois. Il était connu de tous les villages du plateau de Bandiagara et c'est lui qui réglementait le commerce des œuvres. Les jeunes qui étaient tentés de dérober les anciens – bradant les œuvres à la va-vite – étaient très sévèrement punis. Les règles étaient claires, le commerce parfaitement organisé entre les villageois animistes et les chefs. »18
Les connaissances, la qualité et la rareté des objets proposés par la galerie Kamer à Paris leur vaudront une clientèle toujours plus nombreuse et plus internationale. Encouragés par Pierre Matisse et Robert Goldwater, directeur du Museum of Primitive Art fondé en 1954 par Nelson Rockefeller, ils ouvrent une deuxième galerie à New York sur Madison Avenue. Ils conseilleront de nombreuses institutions et des collectionneurs célèbres tels que Kirk Douglas, Billy Wilder ou Lester Wunderman. En 1965, elle entreprend seule un important voyage qui la mènera pour la deuxième fois en pays dogon puis en Côte d'Ivoire, au Ghana et au Burkina Faso. En 1966, elle divorce d’Henry Kamer, rentre à Paris où elle ouvre sa galerie du quai Malaquais et s’associe avec l’architecte Philippe Leloup qu’elle épousera dix ans plus tard.
Conseillère scientifique pour l’emblématique exposition « Primitivism » in 20th Century Art du Museum of Modern Art de New York en 1984, elle participe également activement au programme de réflexion qui allait voir l’ouverture du musée du quai Branly - Jacques Chirac dès 1998 et fait partie de sa commission des acquisitions en tant qu’experte jusqu’en 2018. Sa publication de référence sur la statuaire dogon19 en 1994 propose une classification des grands ateliers de sculpture. Cet inventaire souligne également pour la première fois dans les études dogon l’importance des migrations anciennes, détectables dans les sous-styles. Son approche esthétique, géographique et chronologique, à la lecture des sous-styles et de la datation au Carbone 14 de nombreuses statues du corpus, constitue l’une des plus importantes contributions en histoire de l’art sur la région. En 2011, elle fut la commissaire de l’exposition « Dogon » au musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Le masque « singe noir » fut collecté par Hélène Kamer (Leloup) et son époux dans les années 1960 à Sanga, puis resta dans la collection d’Hélène Leloup à Paris. Elle s’en sépare au profit d’un collectionneur américain. Quelques années plus tard, le marchand d’art africain anversois Lucien Van de Velde l’acquiert avant de le vendre aux collectionneurs allemands Andreas et Kathrin Lindner. Fervent amateur d’art dogon, mais aussi d’art Kuba (République démocratique du Congo), d’art Inuit (cercle arctique) et de Papouasie-Nouvelle-Guinée (Océanie), Andreas Lindner résumait ainsi sa passion : « Cette richesse d’expression a exercé une influence majeure sur ma pensée, mon imagination, et mon sens de la forme »20. Une partie de leur collection, dont ce masque, est vendue en 2007. Il fut acquis par Marc Ladreit de Lacharrière qui en fit don au musée du quai Branly - Jacques Chirac en 2017.
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Bibliographie sélective et cartographie
Cartes
Thierry Renard (2020), musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris.
Publications
BAUDOIN, Gérard Les Dogon du Mali. Paris, Armand Colin, 1984.
BEDAUX, Rogier, « Les premiers Dogon dans la région de Sangha » in BEDAUX, Rogier ed. Regards sur les Dogon du Mali. Leyde, Snoeck, 2003, pp. 37-39.
CALAME-GRIAULE, Geneviève, Ethnologie et langage : la parole chez les Dogon, 1965.
GRIAULE, Marcel, Masques Dogons. Paris, Institut d’ethnologie, 1938.
GRIAULE, Marcel, Dieux d’eau : entretiens avec Ogotemmêli. Paris, Ed. du Chêne, 1948.
LELOUP, Hélène, « Les restitutions d’œuvres annoncées ne doivent pas être détournées de leur sens », Le Point, 19 novembre 2018.
LELOUP, Hélène, Statuaire Dogon. Strasbourg : Danièle Amez éditeur, 1994.
PALAU-MARTI, Montserrat, Les Dogon. Paris : Presses universitaires de France, 1957.
PLUNGIAN, Vladimir, « La langue dogon : information générale » in BEDAUX, Rogier ed. Regards sur les Dogon du Mali. Leyde, Snoeck, 2003, pp. 65-67.
VALLUET, Christine, Regards visionnaires. Milan : 5 Continents, 2018, pp. 232-233.
Catalogue de Vente
Arts d'Afrique, d'Océanie et d'Amérique du Nord : collection Andreas et Kathrin Lindner vente, vendredi 8 juin 2007. Paris : Sotheby’s, 2007.
Films
Jean Rouch : une aventure africaine. Coffret de 4 DVD, Editions Montparnasse, Paris : 2010.